Illustration : Clovis brisant le crâne du soldat qui avait brisé le vase de Soissons (image d'Epinal du XIXème siècle)
Intro :
Ce document est un texte narratif extrait des Dix livres de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours (538-594). Issu d’une famille sénatoriale arverne et neveu du dernier consul gaulois et poète latin Sidoine Apollinaire, il fait carrière dans l’Eglise comme beaucoup de Gallo-romains après la chute de l’empire (les charges civiles sont alors réservées aux Germains). Il devient évêque de Tours et abbé de Saint-Martin, le plus grand monastère des Gaules. Il côtoie l’évêque de Poitiers Fortunat, l’un des derniers grands poètes de tradition romaine, et la reine Clotilde dans ses dernières années. Il est également lié aux descendants de Clovis, qu’il conseille, en particulier le roi Gontran de Burgondie.
Son Histoire des Francs s’inscrit dans la tradition des « histoires nationales », comme l’Histoire des Goths de Jordanès, et repose sur un projet historiographique proche : raconter l’histoire des Francs et leurs origines mythiques à son temps (son récit s’interrompt avec sa mort) en montrant qu’ils sont un peuple élu de Dieu et que leur dynastie royale, les Mérovingiens, étaient appelée à régner sur la Gaule. Mais cela n’exclut pas un point de vue critique, car pour Grégoire, les rois sont classés en deux catégories :
Les bons rois, bons chrétiens, respectueux de l’Eglise et qui collaborent avec les Gallo-romains (= les évêques)
Les mauvais rois, mauvais chrétiens, qui usurpent les biens de l’Eglise, violent ses règles et ne s’appuient que sur l’aristocratie franque.
Clovis, fondateur du royaume des Francs, rentre bien sûr dans la première catégorie, quitte à devoir déformer la réalité ou la minorer pour préserver cette image.
Cette œuvre est donc en partie fiable (elle s’appuie sur des témoignages directs) au moins pour l’extrait donné à commenter (<> à récit du baptême, complètement reconstruit a posteriori), mais elle est orientée idéologiquement et sa chronologie est peu sûre.
L’Histoire des Francs a été écrite à partir de 560, et les événements ici rapportés sont datables de la période qui va de la conquête de l’Aquitaine (507-508) dont le récit précède immédiatement ce passage dans l’œuvre, à la mort de Clovis qui intervient la 5ème année après Vouillé, bataille qui eut lieu en 507. Donc 507+4 = 511. Donc les événements rapportés se seraient déroulés entre 508 et 511. L’extrait livré au commentaire rapporte l’élimination des autres chefs francs par Clovis dans les dernières années de sa vie.
Après la chute de l’empire d’Occident s’ouvre une période de rivalité entre rois germaniques pour l’hégémonie en Gaule. Clovis réunit autour de lui les Francs, repousse les tentatives d’invasion des germains restés à l’Est du Rhin (Alamans, Saxons), élimine Syagrius, dernier représentant romain en Gaule et neutralise les Burgondes en épousant la fille de leur roi, Clotilde. Il envahit alors le royaume wisigothique d’Aquitaine. En 508, son pouvoir est reconnu par l’empereur d’Orient qui lui fait décerner le titre de consul. Les dernières années de son règne sont consacrées à la mise en ordre de ce royaume dilaté par les conquêtes et à la préparation de sa succession.
Pb : Le texte nous donne une image des Francs et de la royauté de Clovis dans la 1ère décennie du VIème siècle. Il permet de dégager les bases du pouvoir du roi des Francs et comprendre d’où il tire sa puissance.
Plan : Parler du roi des Francs implique de savoir d’abord qui sont les Francs, puis on verra les aspects guerriers de ce pouvoir et ensuite les apports liés au christianisme et à l’héritage romain.
I- Les Francs au début du VIème siècle :
Les Francs sont à l’origine une confédération de peuples germaniques occidentaux (les Franken = « hommes libres ») venus de l’actuelle Hollande, et qui s’installent à la fin du IIIème siècle sur la frontière du Rhin comme fédérés. Ils restent très mal connus jusqu’au règne du père de Clovis, Childéric.
A- une confédération de peuples :
Le texte cite en tout quatre rois : Sigebert le Boiteux, roi e Cologne, Chararich, roi de Worms, Ragnacaire, roi de Cambrai et Clovis, roi de Paris. Les Francs constituent une confédération de petits royaumes autonomes qui se réunissent pour faire la guerre et se donnent alors une sorte de roi des rois qui commandent aux autres rois pour la durée de la campagne. Á l’origine, Clovis est l’un de ces rois des rois, mais il parvient à s’imposer durablement par ses succès militaires.
La diversité des Francs est simplifiable en une distinction entre :
Les Francs de l’Ouest, installés le long de l’Escaut, appelés Francs Saliens ou Scaldiens : Clovis, Ragnacaire.
Les Francs de l’Est, installés sur la rive (ripa) occidentale du Rhin : les Francs Ripuaires ou Rhénans : Sigebert, Chararich.
[NB : graphie des termes latins ou germaniques : soulignés dans les textes manuscrits, italiques dans les textes dactylographiés]
L’ascension de Clovis entraîne une évolution vers un emboîtement de royaumes : un grand royaume des Francs réunissant plusieurs petits (sous-)royaumes francs.
B- Des facteurs d’unité :
* Les Francs se reconnaissent entre eux à certains signes distinctifs :
- ce sont des guerriers <> paysans gallo-romains => ambiance de violence du texte.
- Ont un armement distinctif (la hache ou francisque)
A ces éléments du texte, on pourrait ajouter le costume (manteau ou saie), la coiffure (cheveux relevés sur le sommet du crâne).
* « beaucoup d’autres rois et de proches parents » : les liens de parenté et d’amitié entre familles royales : ces liens ce caractérise par une prédominance des relations cognatiques (au sein d’un groupe familial large incluant les alliés par mariage et les descendants en ligne féminine) sur les relations agnatiques (au sein de la famille restreinte, dominée par la transmission en ligne directe de père en fils).
- ces liens s’expriment par l’onomastique : Sigebert a un fils appelé Sigefrid, un fils de Clovis, Clotaire, épouse une fille de Sigebert et a un fils qui s’appelle lui aussi Sigebert. Un autre fils de Clovis s’appelle Childebert. L’autre fils de Sigebert, son meurtrier, s’appeler Chloderic, nom composé à partir de Chlodewig (Clovis) et Hilderic (le père de Clovis) et qui traduit l’alliance (amitié) qui existait entre les deux lignages. On trouve également les frères Ragnacar et Ragnamar (forme germanique de Rignomer), avec possible parenté entre Ragnacar et Cararic, puisque le fils de Ragnacar était Riccar (= Cararic à l’envers). Enfin, le père de Clovis, Hilderic, était sans doute lié à Cararic.
- l’amitié entre Clovis et Sigebert, promise ensuite au fils de Sigebert : liée au mariage en 1ère noce de Clovis avec une parente de Sigebert. L’amitié est un lien contractuel symétrique entre deux individus, qui s’engagent à s’entraider et se protéger mutuellement.
=> les rois francs sont tous membres d’un même groupe familial étendu (Sippe) :; « ces rois étaient ses proches », en latin propinqui, qui désigne un lien familial.
« un de leurs frères… dans la cité du Mans » : les liens sont tellement étroits qu’un membre de la famille de Cambrai réside dans le royaume de Clovis.
C- Un projet d’unification :
Mais ces liens représentent aussi un danger car tous ont droit a une part d’héritage : en éliminant un à un les autres rois, Clovis unifie le royaume des Francs et le réserve à ses seuls héritiers.
Quelle est la base du pouvoir de ces rois ?
II- Un roi de guerre qui s’impose par la force :
Élu par l’armée assemblée, le roi se doit d’être un guerrier irréprochable qui s’impose par la force et en tire les moyens de gouverner :
A- Le roi des armées :
Passage du texte : élection de Clovis sur le trône de Sigebert le Boiteux : le roi des Francs est élu (acclamé) par le peuple (« le choisirent comme roi »).
Attention : élection n’est pas à prendre au sens démocratique ! il n’y a qu’un seul candidat.
De qui est constitué ce peuple ? « applaudirent avec leurs boucliers » = des guerriers => constante chez les peuples germains, puis durant tout le Haut Moyen Âge, de la synonymie peuple/armée. Dans un système où tout homme adulte porte les armes et doit répondre à la convocation du roi à la guerre, le roi légitime d’abord son pouvoir par son rôle de chef de l’armée (Herrenkönig).
C’est une société violente dans laquelle les querelles se règlent les armes à la main.
B- L’usage de la force :
Sigebert tué par son propre fils à l’instigation de Clovis + « lui fracasse la cervelle » + « de les punir tous les deux de la mort » + « l’assassiner lui-même » + « ayant élevé sa hâche, il la lui enfonça dans la tête » : le roi doit d’abord pouvoir s’imposer par la force contre ceux qui menacent son pouvoir et préserver son honneur face aux autres souverains (cf. « humiliation » dont veut se venger Chararich). La vie de Clovis telle qu’elle est rapportée par Grégoire est émaillée de récits + ou – légendaires sur ce thème :
- Vouillé (fin du texte) : bataille entre Francs et Wisigoths durant laquelle Clovis tua lui-même le roi ennemi Alaric II en lui enfonçant sa lance dans la gorge.
- Episode du vase de Soissons : en refusant de rendre le vase liturgique pris lors du pillage de Soissons et que Clovis a promis à l’évêque de lui rendre, un soldat franc compromet l’honneur de son roi, qui se venge en lui brisant le crâne.
Ces actes violents fondés sur la sauvegarde et la réparation de l’honneur permettent au roi d’assurer la « protection » et la « domination » de son peuple. C’est le Mund, force charismatique par laquelle le roi assure prospérité et victoire à son peuple. Symbolisé par les cheveux longs que les rois et leurs fils sont seuls autorisés à porter (« menaçaient de laisser croître leurs cheveux »).
Ce Mund (protection/domination) est le moyen d’acquérir les bases matérielles du pouvoir.
C- Les bases matérielles du pouvoir :
A chaque élimination d’un roi, Clovis s’empare de « ses trésors et de son royaume » :
Le trésor (cité 6x) = tiré surtout du butin pris à l’ennemi, mais aussi des impôts romains repris à leur compte par les fédérés. Il est le moyen de défendre son honneur en manifestant sa largesse et de récompenser ses fidèles, les leudes.
Le royaume (6x) et le peuple (= l’armée, cf. II A) : base territoriale et fiscale du pouvoir, source de revenus, de puissance (armée), le royaume est la propriété du roi. Son pouvoir est patrimonial, et à sa mort, trésor et royaume sont partagés entre ses fils.
La conquête induit des transformations du pouvoir d’un roi qui n’est plus seulement roi d’un peuple mais qui règne sur un territoire vaste, peuplé de non-francs et qu’il faut administrer.
III- Le roi chrétien, héritier de l’empereur :
Clovis, à partir de 507, règne sur un territoire majoritairement peuplé de Gallo-romains chrétiens, alors qu’il est le ri d’un peuple germanique en grande partie encore païen. Comment s’adapte-t-il à cette situation ?
A- Le roi chrétien :
Clovis « faisait ce qui plaisait à Dieu » = il est chrétien, il a été baptisé à une date incertaine (entre 496, bataille de Tolbiac, où on est sûr qu’il est païen, et 507, bataille de Vouillé, où on est sûr qu’il est chrétien).
Dans la vision chrétienne et orientée de Grégoire, sa conversion explique son succès (« Dieu prosternait chaque jour ses ennemis sous sa main ») car elle permet aux Francs d’accomplir le plan de Dieu. De plus, cette phrase est imitée des formules de l’AT, ce qui établit donc un parallèle entre Clovis et les rois d’Israël.
De plus, il a épousé une sainte, Clotilde (Grégoire est d’ailleurs l’un des grands promoteurs de sa sainteté).
Grégoire sous-entend que le meurtre des autres rois n’est pas un péché car eux sont restés païens ou sont des pêcheurs comme Chararich et son filsdont on est sûr qu’il est chrétien puisque Clovis en fait un clerc. Mais leur meurtre est justifié par leur volonté de se révolter et de commettre des actes (assassinat, abandon de la tonsure) en contradiction avec leur statut clérical.
Ainsi, Grégoire cherche à prouver que même dans ce déchaînement de violence contre ses proches et ses alliés, Clovis reste un bon chrétien. Il crée le mythe d’un roi des Francs passés miraculeusement de l’état de païen barbare à celui de roi chrétien idéal, suivant ainsi un modèle bien connu des érudits de son temps : le topos de la conversion de Constantin.
B- L’héritier de l’empereur :
Clovis, roi chrétien, fonde une basilique des « Saints-Apôtres », comme Constantin avait fondé, dans sa capitale de Constantinople, une basilique sous la même dédicace où il se fit lui aussi enterré.
Clovis fait de Paris sa principale résidence (y réside au début et à la fin du texte), le siège de son pouvoir, comme les empereurs se fixaient dans une ville-capitale. A cela s’ajoute la territorialisation de son pouvoir : Paris est au cœur du domaine gallo-romain, et pas en terre franque comme sa première « capitale », Tournai. Ces villes sont toutes les deux des cités romaines et son père avait reçu un commandement (symbolisé par le sceau retrouvé dans sa tombe) du romain Aegidius.
L’élection de Clovis au royaume de Cologne : l’élection du roi est une tradition franque, mais le rituel employé (acclamation de l’armée par le choc des boucliers, élévation sur le pavois) est le rituel de l’élection impériale romaine.
Monnaies d’or dans le trésor de Sigebert = monnaies romaines (les seuls à frapper des sous d’or dans cette période). Le soin avec lequel elles ont été rangées pourrait faire penser à une sorte de collection (cf. Sutton Hoo : collection de sous d'or continentaux dans la tombe d'un roi anglo-saxon).
Conclusion :
A travers ce texte, Clovis apparaît comme un roi germanique qui s’appuie d’abord son pouvoir sur l’armée, la force, la richesse, la puissance quasi-magique du Mund. Mais la conquête de territoires gallo-romains et la dilatation du royaume l’obligent à adapter sa royauté aux nouvelles populations soumises et à la nouvelle réalité géographique de son pouvoir. De ce mixte de traditions germaniques, romaines et chrétiennes naît la volonté d’unifier le royaume des Francs sous une seule dynastie, même si lui-même, à sa mort, partage son royaume entre ses fils.