Illustration : denier d'argent à l'effigie de Romulus Augustule (475)
III- Romains et Germains : un jeu complexe :
1- Candidats de l’empereur et candidats du maître de la milice.
En démasquant les non-dits et les oublis volontaires de Jordanès, ce texte prend un nouveau relief. Il cesse d’être la simple histoire de l’inexorable déclin romain pour devenir le récit de relations beaucoup plus complexes. Il néglige de citer deux des acteurs majeurs de ces événements : le maître de la milice d’Italie, qui est toujours un barbare, et l’empereur d’Orient. En fait, parmi les empereurs cités, certains sont des créatures du premier (Avitus, désigné par le Wisigoth Théodoric ; Olybrius, désigné par le Suève Ricimer ; Glycère, nommé par le Burgonde Gondebaud) et un autre, Népos, le candidat de l’empereur d’Orient, dont il est le beau-frère par alliance (époux de la sœur de l’empereur). L’empire ne survit que dans cet équilibre de force fragile entre ces deux puissances, les rois Germains et l’empire d’Orient. Oreste, en rompant cet équilibre et en créant un empereur « italien » rompt cet équilibre et met en valeur la vacuité de la fiction impériale.
Observer chez Jordanès l’alternance de l’usage d’ »usurpation » (« à la faveur d’une usurpation plutôt que d’une élection » « qui avait usurpé le trône »), quand le nouvel empereur est issu du choix d’un chef germain (Wisigoth pour Avitus, Burgonde pour Glycère), de « détrôner » quand intervient le candidat de l’empereur d’Orient (Népos) et de « créer » pour Augustule, signifiant ainsi son absence totale d’initiative. N’utilise qu’une fois « élection » (mode normal de désignation de l’empereur, élu par les sénat et l’armée et élevé sur le pavois) pour remarquer son absence. Mais toutes ces « usurpations », validées par le choix de l’armée et de ce qu’il reste du sénat, qui n’a de toute façon guère le choix, sont bien pourtant des « élections » au sens romain du terme (l’élection de Vespasien ou de Constantin ne sont guère différents, c’est le contexte qui a changé). Il utilise là un procédé de péjoration à l’égard des derniers empereurs romains. Mais il se montre aussi curieusement légitimiste tant que l’empereur est en place, ce qui montre qu’il connaît aussi bien la culture romaine.
2- Conflits entre Germains et entre Romains.
En effet, finalement, ce texte ne nous montre qu’un conflit entre Germains et Romains, celui qui oppose Euric à Aegidius pour le contrôle de l’Auvergne. Les autres sont des conflits entre Romains pour l’empire, dans lesquels s’immiscent les Germains qui maîtrisent la nécessaire force militaire, puis, sous-entendu à la fin, un conflit entre Germains, mais du à l’intervention des Romains d’Orient.
Cf. fin 1er et 2ème paragraphe : Oreste sait très habilement manipuler la fiction d’une opposition frontale entre Germains et Romains pour arriver à ses fins : il utilise la menace wisigothique en Gaule pour prendre le contrôle de l’armée et renverser Nepos, dans un contexte où tout projet d’expédition en Gaule aurait été illusoire puisque la Gaule était coupée de l’Italie par le royaume burgonde. De plus, l’armée dont il prend la tête est la même troupe d’auxiliaires germaniques qu’utilise ensuite Odoacre contre lui.
En réalité, ce sont donc des blocs constitués à la fois de Germains et de Romains qui s’affrontent. Glycère, bien que Romain, était soldat dans l’armée burgonde de Gondebaud avant de devenir empereur. L’armée d’Aegydius intègre de nombreux contingents de Francs et d’Alamans aux côtés de Gallo-romains, tandis que celle d’Euric est constituée de guerriers wisigoths qui encadrent une infanterie gallo-romaine => armées multiethniques..
3- Des liens nombreux entre élites romaines et germaniques.
De tels éléments montrent que des liens étroits s’étaient tissés entre les Germains et les Romains, qui ne sont pas restés plus d’un siècle côte à côte sans se rencontrer, mais ont au contraire activement échangé et ont un intérêt commun : la défense de l’empire contre les nouveaux venus (en 451, le père d’Avitus, Aetius, repousse Attila avec une armée coalisée de Romains, de Wisigoths et de Francs). Le même Avitus était allié à Théodoric II, le roi des Wisigoths, sur qui il s’appuya pour devenir empereur. L’armée qui protège Rome et l’Italie, et dont Oreste prend la tête, est celle de Ricimer, de Gondebaud et d’Odoacre : un agrégat de troupes barbares qui servent Rome comme mercenaires et sont promptes à se révolter si leur solde n’est pas payée à temps. C’est d’ailleurs un problème de rétribution qui amène Odoacre à se retourner contre Oreste, et non une opposition naturelle du Germain au Romain. D’autre part, le nouveau pouvoir qui se développe, celui de l’Église, est commun à tous, car à quelques exceptions près (comme les Francs) les Germains installés dans l’empire sont convertis au christianisme, comme les Romains. Enfin, l’une des meilleures preuves de cette acculturation mutuelle est le texte lui-même et son auteur, un Ostrogoth portant un nom chrétien et écrivant en latin l’histoire d’un peuple germain dans laquelle il raconte la fin de Rome en la datant … selon le calendrier romain, et assez instruit de l’histoire romaine pour relever la proximité de noms entre le premier et le dernier des Augustes.
Conclusion :
Par ces non-dits, ses approximations volontaires, ses ellipses dans la façon de raconter les faits, Jordanès grossit artificiellement le trait pour construire une opposition entre Romains et Germains qui est e fait plutôt une mise en scène de la confrontation entre Ostrogoths et Byzantins qui se déroule au moment où il écrit. En réalité, élites romaines et germaniques sont liées entre elles et vivent dans un même univers social et culturel, luttant ensemble pour imposer leurs candidats à la tête de l’empire. Les rois germaniques font carrière dans l’armée romaine, les Romains s’allient aux Germains contre d’autres Romains. Dans ce monde mixte, multiethnique, l’empire a déjà cessé d’exister et l’acte d’Odoacre, en 476, ne fait qu’entériner en droit ce qui était depuis longtemps vrai en fait. Le paradoxe est que cet empire moribond sur le terrain survivra encore longtemps dans les têtes, jusqu’à donner l’envie aux descendants des rois barbares du Vème siècle de se faire à leur tour empereurs.