La chute de l’empire romain d’Occident en 476 vient entériner l’apparition, dans toute l’ancien empire, de royaumes dits « barbares », certains nés, comme le royaume des Francs, du vide politique laissé par la déposition de l’empereur, d’autres apparus dès les premières décennies du Vème siècle et qui, sur le plan local, perpétuent l’administration romaine sous le pouvoir d’une élite germanique. C’est le cas du royaume des Wisigoths, nés de la concession, au titre de la fédération, des provinces d’Aquitaine à ce rameau occidental du peuple des Goths entrés dans l’empire dès le IVème siècle, et qui avait reçu la charge de défendre les Gaules contre les Huns et les montagnards Vascons qui mettaient à profit le désordre ambiant pour descendre piller les plaines. Le royaume des Wisigoths est donc d’abord une réalité intimement liée à ce peuple germain qui le dirige : il est l’ensemble des terres soumises au roi des Goths. Mais avec le temps, au fil des conquêtes et des défaites, il tend à s’identifier avec un espace, l’Espagne, où les Goths ont été rejetés par Clovis mais qui va devenir le lieu de l’apogée d’une civilisation mêlant de façon originale culture germanique et romaine et qui fut l’un des principaux vecteurs de la pensée antique au Moyen-Âge. Pourtant, les Wisigoths ne trouveront jamais la stabilité dynastique nécessaire pour épargner au royaume guerres civiles et conflits de succession, et les Musulmans surent utiliser cette faiblesse pour mettre fin à leur domination. De l’installation des Goths en Aquitaine en 418 à la mort, les armes à la main, de son dernier souverain, en 711, le royaume des Wisigoths eut donc un destin heurté, alternant les épisodes glorieux et les défaites cuisantes. Sur quoi se fondait l’originalité de ce royaume né des invasions barbares, mais puissamment marqué par l’héritage romain ? Pour le comprendre, il faut d’abord revenir sur les étapes de sa formation, de 418 à la fin du VIème siècle, avant de s’attarder sur son apogée, dans la première moitié du VIIème siècle, puis d’analyser les causes de la crise profonde qui le frappe à partir des années 660 et qui le conduisit à sa perte.
I- La formation du royaume des Wisigoths :
A- Le royaume d’Aquitaine (418-507) :
- Wisigoths = germains ariens. Leur royauté repose sur le pouvoir charismatique d’une dynastie, les Amales, commune aux Ostrogoths et aux Wisigoths. Le roi est avant tout un chef de guerre qui mène son peuple à la victoire.
- Wisigoths sont fédérés depuis 380. En 407, ils pillent Rome. Á partir de 410, Suèves, Vandales et Alamans franchissent le Rhin, poussés par les Huns. Les Romains y voient l’occasion de se défaire des Wisigoths qui campaient en Italie en les envoyant guerroyer en Gaule.
- 418 : sont installés en Aquitaine 2nde (Bordeaux). Ne peuvent empêcher passage des Suèves et des Vandales en Espagne, mais franchissent les Pyrénées et commencent à s’y installer sous prétexte de les combattre. 450’s : contribuent à vaincre les Huns. (Alliance avec Avitus) mais le roi Théodoric II meurt dans la bataille des champs catalauniques.
- 470’s : s’emparent progressivement de la Narbonnaise 1ère et de l’Aquitaine 1ère. Euric installe sa capitale à Toulouse. Il fait mettre par écrit un code législatif (Loi des Wisigoths ou Code d’Euric) qui institue une stricte coupure entre les Goths ariens et les Gallo-romains catholiques, interdisant notamment les mariages mixtes.
- Son fils Alaric II poursuit son œuvre de codification en faisant rédiger un abrégé du droit romain, le bréviaire d’Alaric, pour servir de loi à ses sujets gallo-romains. Il poursuit l’extension du royaume au-delà des Pyrénées, mais se heurte en Gaule à Clovis, qui veut conquérir l’Aquitaine. Abandonné par les élites gallo-romaines qui se rallient au Franc, Alaric est vaincu et tué à Vouillé. Les Wisigoths doivent abandonner précipitamment l’Aquitaine.
B- La conquête de l’Hispanie (507-610) :
- La conquête franque est néanmoins stoppée sur les Pyrénées par l’obstacle naturel, mais aussi par les montagnards vascons, qui forment dès lors un tampon entre les deux royaumes, et par l’intervention du roi ostrogoth d’Italie Théodoric qui prend sous sa protection le jeune fils d’Alaric et permet aux Wisigoths de conserver une marche au nord des Pyrénées : la Septimanie.
- Mais la défaite de Vouillé laisse des traces durables : la mort d’Alaric à dépouillé les Amales de leur aura charismatique, et beaucoup d’aristocrates wisigoths supportent mal la tutelle des Ostrogoths. Les descendants d’Alaric sont finalement assassinés, et les grands choisissent un nouveau roi. Dès lors, la monarchie gothique devient élective, même si quelques souverains parviennent à assurer la succession à leur fils (Léovigilde (579-586) et Reccarède (586-601)).
- En s’installant en Hispanie, les Goths la trouve déjà en partie occupée par un autre peuple, les Suèves, qui se sont installés sur toute la façade atlantique, des Asturies au Portugal actuel. De plus, dans les années 550, l’empereur d’Orient Justinien lance une tentative de reconquête de l’Occident. Les Byzantins occupent la Bétique (Andalousie) et la Carthagénoise. L’effort essentiel des souverains du VIème siècle est donc l’unification politique de la péninsule, qui est achevée par Léovigilde, qui bat le dernier roi suève en 784-785 et repousse les Byzantins affaiblis par l’invasion lombarde en Italie, même si ils conservent quelques points d’appuis côtiers jusqu’en 610. Désormais, les rois wisigoths s’intitulent « rois des Goths gouvernant au non de Dieu l’Hispanie, la Gaule et la Galice ».
- Léovigilde rompt avec l’empereur et commence à construire un état centralisé, fondé sur l’imitatio imperii (capitale unique = Tolède, frappe de monnaies d’or à son nom, diadème et pourpre, adoption du gentilice impérial Flavius, administration organisées autour des bureaux du Palais), tout en cherchant à imposer une monarchie héréditaire (association de ses deux fils Herménigilde et Reccarède au trône). Son successeur poursuit cette politique ambitieuse.
- Mais Herménigilde se révolte contre son père, en s’appuyant sur les Hispano-romains qui se sentent tenus à l’écart du pouvoir et craignent de voir Léovigilde imposer l’arianisme comme seule religion tolérée.
C- La conversion au catholicisme (589) et l’unification de la péninsule :
- La révolte d’Herménigilde est symptomatique d’une société encore divisée entre envahisseurs et envahis, situation aggravée par le maintien de loi discriminatoire à l’égard des non-goths et des catholiques.
- Léovigilde cherche à unifier l’Hispanie autour de l’arianisme en encourageant les conversions d’Hispano-romains. Mais les ariens sont trop peu nombreux par rapport aux Catholiques, et le rite arien gothique, qui utilise la langue gothique pour sa liturgie, rebute les Hispano-romains.
- Son fils Reccarède, prenant conscience du rapport de force, choisit la solution inverse : il se convertit au catholicisme et encourage les autres Goths à l’imiter. En 590, il convoque un concile à Tolède qui consacre l’unité religieuse de l’Espagne, notamment en réintégrant le clergé arien dans la hiérarchie catholique. Ce concile affirme également le soutien de l’Eglise au roi, qui est élu du peuple et de Dieu.
Ainsi, en moins d’un siècle, les Wisigoths ont su transformer une défaite retentissante et humiliante en un nouveau départ et créer un royaume unifié dans son territoire et dans son idéologie.
Le concile de Tolède III ouvre la porte à une fructueuse collaboration entre le roi et l’Église, entre les élites gothiques et hispano-romaines. Cette collaboration et la fusion culturelle qui en est le résultat sont les fondements de l’apogée du royaume wisigothique d’Espagne.
II- « Hispanie, terre bénie de Dieu » (Isidore de Séville) :
A- Le roi, l’Église et les grands : un gouvernement efficace.
- Les conciles de Tolède, en particulier Tolède VIII (633) qui définit les règles de l’élection du roi par les grands et les évêques et le fonctionnement de la société : le roi gouverne avec l’aide des grands et des évêques. Ensemble, ils doivent assurer au peuple la justice, en échange de quoi, ils perçoivent des impôts. La royauté wisigothique est la première, au Moyen Âge, à dépasser le simple niveau de la protection et de la domination pour envisager des relations administratives entre gouvernants et sujets.
- Même si le principe dynastique ne s’impose pas ou peu, la légitimité royale se transmet par les femmes. Chaque nouveau roi épouse la fille ou la veuve de son prédécesseur.
- cet effort administratif se traduit aussi dans la codification de la loi : Sisebut (612-621) abolit définitivement toute distinction entre loi gothique et romaine. Chindaswinthe et Receswinthe (642-653 et 653-672) réunissent l’intégralité des lois des rois goths depuis Euric, auxquelles ils ajoutent des lois romaines correspondant aux sujets non traités, dans le Forum Iudicium qui est la version achevée de la loi des Wisigoths.
- les dépôts de contrat sur ardoise sont l’indice d’une intense activité commerciale étroitement encadrée par l’administration royale. Le pouvoir royal peut s’appuyer sur un peuple prospère et entreprenant.
B- La fusion des élites :
- Les grands évêques de tradition romaine (Léandre de Séville, Isidore de Séville) sont les plus proches conseillers des rois. Leur réflexion sur le pouvoir, qui est à la base des canons de Tolède, influence leur gouvernement. Par leur intermédiaire, la royauté wisigothique perd un peu plus de ses traits germaniques et accroît son imitation de la pratique impériale.
- Dès la conversion des Goths opérée, les mariages mixtes entre aristocrates hispano-romains et puissants goths se multiplient. Tous ceux qui détiennent le pouvoir, quelque soit leur origine, adopte le costume gothique. Très rapidement, les deux peuples sont tellement mêlés qu’ils deviennent indissociables. Dès les années 630, les sources ne parlent plus de Goths et de Romains, mais seulement de Goths ou d’Hispani, preuve de la définition de plus en plus territoriale du royaume. Plus que de fusion, il faut parler, dans le cas espagnol, d’absorption de la minorité wisigothique par la majorité hispano-romaine, qui se traduit en particulier par la totale disparition de la langue gothique (Espagnol = langue romane qui comporte le – de mots d’origine germanique, en fait 2 : Guerra et le nom propre Garcia = fidèle).
- La fusion est accélérée par l’intégration du clergé arien à l’Église catholique : dès les années 590, il existe un clergé gothique (il faut attendre les années 620 pour trouver des évêques francs).
C- La vigueur intellectuelle et artistique :
- L’Espagne wisigothique devient un berceau du monachisme occidental.
- Développement des arts, et en particulier de l’architecture (arc outrepassé). Les wisigoths sont les seuls, dans l’Europe du VIIème siècle, à construire en pierres.
- Surtout, la littérature et la pensée, illustrée surtout par Isidore de Séville qui transmet le savoir antique au Moyen Âge.
III- Une autocratie tempérée par le coup d’Etat :
A- L’échec de la monarchie élective :
- La multiplication des usurpations et des guerres civiles : la succession de Receswinthe est compliquée : ses fils éliminés, de nombreux prétendants s’affrontent et Wamba doit lutter plusieurs années pour les éliminer tous. + pas de légitimation par les femmes possibles car Reces. ne laisse ni fille ni veuve.
Wamba 672-680
Ervige 680-687.
Egica 687-698, puis co-roi des Wisigoths 698-701.
Wittiza ou Vitiza co-roi des Wisigoths 698-701, puis roi 701-710.
Agila II usurpateur 710-713.
Roderic ou Rodrigue 710-711, meurt au combat face aux musulmans.
La faiblesse des rois qui succède à Receswinthe souligne le problème fondamental de la royauté wisigothique d’après 507 : son déficit de légitimité face au pouvoir des grands qui occasionne des usurpations et des coups d’Etat (nombreux rois assassinés). De plus, pour s’assurer des fidélités, le roi doit donner des terres et des biens aux grands, se privant ainsi progressivement de ses moyens d’intervention et de gouvernement tandis que les puissants le sont de plus en plus, même si chaque usurpation est l’occasion d’une redistribution.
- Les inversions rituelles : cérémonie de dérision de Paul de Septimanie = preuve de cette dévalorisation.
- Le sacre, dernière tentative de sauver la royauté : premier roi sacré = Wamba en 672. La faiblesse politique du roi est compensée par la tentative de réinsuffler une part de sacralité dans sa personne, et de le rendre ainsi intouchable.
B- Une crise sociale profonde :
- L’isolement : après l’échec de l’alliance avec les Francs à la fin du VIème siècle (meurtre de Galswinthe et supplice de Brunehilde), la rupture avec l’Empire et la disparition des Goths d’Italie, les Wisigoths cessent progressivement toute relation avec l’étranger, sinon belliqueuses. Même les campagnes militaires se raréfient après 650, privant le roi de sa légitimité de chef de guerre et les grands des revenus du butin=> guerre civile intervient comme substitut à la guerre étrangère dans une société marquée par la domination d’une classe de guerriers professionnels (cf. grande faide dans le royaume des Francs)
- La pression accrue des grands sur les populations liée à la compétition pour le pouvoir ;
- La multiplication des statuts serviles (anciens esclaves, esclavage pour dette, réduction en esclavage des dépendants des vaincus dans les guerre de succession) et les révoltes d’esclaves.
- L’anti-judaïsme, exutoire de la crise sociale.
C- L’invasion extérieure et la fin du royaume des Wisigoths :
- une invasion provoquée par des rivalités internes : rivalité Rotric / Agila pour le trône + Rotric / Paul de Ceuta pour une femme.
- Le débarquement d’al-Tarik et la réaction des Wisigoths : les uns s’unissent derrière Rotric pour résister, les autres, autour d’Agila, se rallient à l’envahisseur en pensant l’utiliser pour prendre le pouvoir.
- La défaite et le ralliement rapide des élites (v. le comte Théodemir qui signe un traité de ralliement avec al-Tarik, au IXème siècle ses descendants sont devenus de bon musulmans et seul leur surnom d’al-Kutiya, (le goth) rappelle leurs origines.
Conclusion :
Après des débuts mouvementés, la conversion au catholicisme des Wisigoths ouvre la porte à l’intégration de quelques centaines de milliers de germains dans la masse des Hispano-romains. Cette fusion intime avec l’esprit antique est sans doute la marque de fabrique la plus marquante du royaume des Wisigoths qui a su réadapter l’administration à la romaine aux nouvelles réalités du Moyen Âge. Royaume brillant qui excite l’envie et la jalousie de ses voisins, le royaume des Wisigoths est aussi fragilisé par son système politique qui le prive de toute stabilité dynastique. Cela explique la brutalité avec laquelle il est contraint de sortir de son superbe isolement pour disparaître en 711. Mais, plus que chez la poignée de rebelles qui continuent la lutte cachés dans les grottes asturiennes, son esprit a survécu dans les centaines de manuscrits d’Isidore et du Forum Iudicium qui franchissent les Pyrénées avec les réfugiés espagnols et viendront nourrir la renaissance carolingienne.