Introduction :
Deux textes témoignant du règne du roi Lombard Rothari (636-652) tirés de deux œuvres composées à des dates et en des lieux différents et présentant des projets historiques distincts : la Chronique dite du pseudo-Frédégaire et l’Histoire des Lombards de Paul Diacre.
La première est une chronique universelle qui se veut la continuation de l’Histoire d’Orose et de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours. Le nom de Frédégaire, à qui elle a été attribuée au XVIème siècle, est en fait le nom du scribe qui en recopia le manuscrit au VIIIème siècle. C’est en fait une œuvre composite qui relate l’histoire du royaume des Francs et de ses voisins de 591 à 769, et est due à plusieurs auteurs différents. La partie qui nous intéresse ici a été écrite en Bourgogne, le royaume mérovingien le plus proche du royaume des Lombards, par un auteur qui était sans doute un clerc ou un moine et qui était très attaché à la morale chrétienne, qu’il n’hésite pas à utiliser pour disqualifier les rois ou les grands dont l’action lui déplait. Il écrit dans la seconde moitié du VIIème siècle, soit très peu de temps après les événements, mais son récit est triplement orienté :
- parce qu’il est Franc et donc opposé aux Lombards ;
- parce qu’il est catholique et donc opposé aux ariens ;
- parce que son projet historiographique est d’abord un projet chrétien de défense et d’illustration de la morale ecclésiastique.
La seconde est une histoire nationale, la plus tardive écrite puisqu’elle date des années 780’s par Paul Diacre, lombard exilé à la cour de Charlemagne après l’invasion de l’Italie par les Fracs (774). Ce décalage correspond à l’histoire même des Lombards, derniers venus des envahisseurs germaniques qui n’entrent en Italie qu’en 568. L’histoire de Paul Diacre reprend les topoi du genre, puisant chez Jordanès, Grégoire, Isidore et Bède. Sa première partie, qui rapporte le périple des Lombards de Scandinavie jusqu’en Italie est totalement mythique. Par contre, la seconde partie, consacrée à l’histoire du royaume lombard en Italie est très documentée, appuyée sur des documents que Paul Diacre cite (comme le prologue de l’Edit de Rothari dans le texte). Les faits sont donc fiables, mais le projet idéologique double (les Lombards sont élus de Dieu pour gouverner l’Italie : malgré leur arianisme ils étaient destinés à devenir de bons catholiques) et le contexte de rédaction (alors que les Lombards ont été vaincus par les Francs) en font une défense et illustration du peuple lombard, une sorte de panégyrique funèbre rendant un dernier hommage à la grandeur du peuple vaincu.
Ces deux textes sont complémentaires dans l’ensemble, même si ils s’opposent sur certaines appréciations. L’un complète les silences factuels de l’autre. Ils rapportent la façon dont Rothari, après avoir obtenu le trône des Lombards en épousant le veuve du précédant roi, gouverna le royaume, l’agrandit, mais eut un mode de vie peu en accord avec les préceptes de l’Église.
Le règne de Rothari est une période charnière dans l’histoire du royaume des Lombards : il met fin à l’époque de la conquête et consacre l’installation définitive des Lombards en Italie. Libérés des menaces franques et byzantines par la crise que traverse ces deux ensembles, ils peuvent organiser leurs conquêtes. Cette période de stabilisation ouvre la voie à la conversion au catholicisme de ses successeurs et à l’intégration complète des Lombards à la société italienne. Mais il souligne aussi l’inachèvement de ce projet politique : lui comme ses héritiers ne parviennent pas à éliminer la présence byzantine en Italie, ni à s’emparer de Rome, symbole de l’unité italienne.
PB : Dans ce contexte, les enjeux du règne de Rothari étaient doubles : achever autant que possible l’unité du royaume et lui donner la stabilité nécessaire à son maintien, alors que les Lombards, derniers venus, n’avait jamais eu l’expérience de la société romaine.
Plan : 1- le royaume 2- la royauté (= deux parties descriptives) 3- le roi (partie + critique).
I- Le royaume des Lombards dans le deuxième tiers du VIIème siècle.
A- Un royaume encore morcelé :
« un des ducs du territoire de Brescia » : royaume des Lombards est divisé en 12 duchés = grandes unités territoriales gouvernées par un chef de guerre (dux) qui y tient aussi l’administration civile. Chaque duché est divisé en gastaldies, unités plus petites, autour d’une cité. A l’origine, les ducs étaient les compagnons d’armes du roi, et les gastalds les compagnons d’armes des ducs. Cette structure est donc calquée sur celle de l’armée. Les duchés avaient une grande tradition d’autonomie dans la mesure où, de 574 à 584, les ducs gouvernèrent le royaume sans roi. Cette autonomie reste forte dans les duchés méridionaux, coupés du reste du royaume par les terres byzantines. L’unité du royaume est symbolisée par la cité de Pavie, résidence du roi, où se réunit l’armée lombarde avant chaque campagne.
En fait, Frédégaire comprend mal la structure lombarde, il faut plutôt comprendre « un des Gastalds du duché de Brescia ».
B- Une société divisée mais en voie de réunification :
« en ce temps presque toutes les villes du royaume avait deux évêques… » : en s’installant en Italie, les Lombards ont repris à leur compte la stricte séparation entre catholiques et ariens qu’avaient instaurés les Ostrogoths. Néanmoins, cette coupure de la société ne survit pas à l’épreuve du temps : « Gondeberge, qui était chrétienne »= catholique (pour le pseudo-Fred., les ariens sont des polythéistes). : pour des motifs diplomatiques, les rois lombards épousent des femmes de la noblesse romaine ou des princesses franques, qui sont catholiques et cherchent à les convertir ou au moins à les influencer. « l’évêque arien de cette ville, Anastase, s’étant converti » : les cas de conversions personnelle se multiplient, rendant caduque la définition des statuts par la religion, puisqu’il y a des lombards catholiques et des romains ariens.
ð fusion progressive des élites (cf. Anastase : nom romain, donc ou c’est un lombard qui a un nom latin (nbx cas attestés, dont Paul Diacre lui-même), ou c’est un romain devenu arien).
ð Mais la fusion reste incomplète en Italie en raison de la présence byzantine qui crée une confusion.
C- Un royaume à l’unité territoriale encore inachevée :
Il y a deux catégories de Romains en Italie : les sujets autochtones du roi des Lombards, et les « Romains de Ravenne » = populations placées sous l’autorité de l’empereur d’Orient depuis la reconquête justinienne des années 550, en particulier dans l’exarchat de Ravenne, qui est au contact direct des Lombards, et dont dépend le duché de Rome, où le pape est un simple fonctionnaire byzantin. 2 conséquences :
- les Romains de l’intérieur sont tjs + ou – suspectés de trahison ;
- Un des grands buts des rois Lombards, qui leur permet d’unifier leur peuple autour d’un projet commun, est la conquête de toute l’Italie. Rothari s’y illustrent particulièrement :
Le ps-Fred s’intéresse particulièrement aux conquêtes septentrionales de ce roi, qui permettent aux Lombards de supprimer les dernières cités-tampons byzantines subsistantes entre leur royaume et celui des Francs => intérêt direct pour un Franc de Bourgogne.
Paul Diacre signale cette intervention en Ligurie, mais s’intéresse surtout aux expéditions contre l’exarchat (Odierzo et bataille de la Scultenna) qui s’intègrent dans ce projet d’unification.
Ce projet fédérateur destiné à unir les Lombards derrière leur roi conduit à s’interroger sur la nature du pouvoir de ce dernier.
II- La royauté lombarde : une royauté élective, guerrière et justicière.
A- Un roi chef de guerre élu par l’armée des Lombards :
« un homme courageux » + récit des campagnes militaires = Rothari est d’abord un chef de guerre menant son peuple à la bataille. Victoire militaire = meilleur moyen pour un roi lombard de se maintenir (insistance sur le caractère éclatant de la victoire de la Scultenna : 8000 morts, chiffre non fiable à prendre pour sa valeur symbolique : un très grand nombre)
Paul Diacre est peu dissert sur les modalités de son choix (mais il a déjà expliqué auparavant comment est choisi le roi des Lombards). Le ps. Fred, moins coutumier de fait, habitué qu’il est à la succession dynastique mérovingienne, s’attarde sur le fait que Gondeberge lui promet « qu’avec son aide il serait élevé au trône par tous les Lombards » et qu’il fut en effet « à l’instigation de Gondeberge élevés sur le trône par tous les grands des Lombards » => cérémonie à rapprocher de l’élévation au pavois de Clovis. « Tous les Lombards » = l’assemblée des Arimani (mot à mot les « hommes de l’armée ») ou Thinga = convocation de l’armée à Pavie + assemblée politique ou sont discutées les grandes questions concernant le gouvernement du royaume. C’est dans ce cadre que le roi est élu.
Mais aussitôt élu, Rothari « fit périr un grand nombre de nobles qu’il savait être ses ennemis », signe que sa légitimité, fondée sur la seule élection restait insuffisante pour tenir tête au grand.
B- La légitimation par les femmes :
Le déficit de légitimité de la royauté lombarde, en grande partie liée au principe électif et au système des duchés, beaucoup de ducs étant plus puissants que le roi, est compensé par le choix d’épouse incarnant la continuité de la succession royale depuis la période dynastique (période qui s’achève avec Alboin, + en 572, le conquérant de l’Italie). v. généalogie.
Ps. Fred : mise à l’écart de Gondeberge : la femme légitime le pouvoir mais n’y participe pas.
La force militaire (« inspira une certaine crainte ») et le mariage avec une héritière royale était les deux piliers qui permettaient au roi d’assurer sa mission, qui était d’abord de maintenir l’ordre symbolique de la société.
C- Un roi justicier garant de la paix civile :
« Désirant la paix, il établit dans tout le royaume une très forte discipline… » + « suivant les sentiers de la justice » : dans le contexte d’un royaume divisé en douze unités territoriales susceptibles d’entrer à tout moment en conflit entre elle, le rôle du roi est d’abord de maintenir la paix intérieure du royaume, notamment en offrant un exutoire guerrier à ses sujets, mais aussi en contrôlant les ducs par la menace : épisode D’Aion, fils d’Arichis de Bénévent, qui se rend auprès du roi : tous les fils de ducs sont élevés à la cours, où ils lient des liens perso avec le roi, mais où ils servent aussi d’otage en cas de rébellion de leur père.
Mais cette paix civile doit aussi être garantie à tous, par la loi : « il mit par écrit les lois des Lombards… » Prenant acte de la fusion à l’œuvre dans son royaume, Rothari édicte une unique loi, qui matérialise la stabilisation du royaume, et qui est en réalité un mixte de la loi lombarde orale et du droit romain, pour tous ses sujets. (mais il est normal que Paul Diacre insiste sur le caractère lombard de cette réforme).
Cette façon de voir de Paul Diacre incite à porter un œil plus critique sur ces documents pour en tirer un bilan du règne de Rothari.
III- Le règne de Rothari : un bilan contrasté.
A- Le Rothari de Paul Diacre : un législateur héritier de Rome.
Pour Paul Diacre, Rothari est l’un des fondateurs du royaume lombard par son œuvre législative, d’où les précautions oratoires qu’il prend dès le début du récit de son règne pour le racheter malgré son arianisme : en particulier, bien qu’hérétique, Rothari « marche sur les sentiers de la justice », comme un bon chrétien. Il s’abstient également de mentionné que son inhumation ad sanctos se fait à proximité de la cathédrale arienne de Pavie.
Son œuvre législative est doublement fondamentale pour Paul : 1- la rédaction de ce « code » élève les Lombards au même rangs que les autres peuples germaniques (cf. Code d’Euric) ;
2- en faisant acte de législateur, Rothari se hisse au rang de l’empereur, qu’il imite d’ailleurs formellement en donnant au code le nom d’« édit » = loi impériale romaine.
Cette exaltation du caractère lombard de son œuvre éclate dans la datation utilisée par Paul : il ne date pas par le Christ ou les règnes impériaux, comme c’est ma coutume au VIIIème siècle, mais en année depuis « l’arrivée des Lombards en Italie ». Le chiffre de 75 ans retenu a d’ailleurs une forte valeur symbolique.
B- Le Rothari du ps. Fréd. : un tyran brutal et sanguinaire.
Au contraire du Lombard Paul Diacre, le ps. Fred. se montre très critique envers Rothari, utilisant en particulier la morale conjugale comme arme pour attaquer de façon détournée sa politique (procédé courant sous sa plume, fait de même contre Dagobert Ier) et en l’accusant d’une brutalité hors de propos (traitement des cités ligures) qui l’assimile à un barbare => confusion morale/politique qui est typique des époques anciennes ou le « bien gouverner » s’entend d’abord au sens éthique de Bien.
3 niveau du plus explicite au plus implicite :
- le comportement de Rothari à l’égard de Gondeberge qui est une franque : en s’attaquant à l’honneur d’une princesse de sang franc, le Lombard menace l’honneur de tout le peuple franc.
- la défense d’un modèle matrimonial monogame chrétien, dont Gondeberge est présentée comme la championne. Au-delà, sur une thématique qui se trouve déjà chez Grégoire, sont opposés un modèle germanique soi-disant polygamiques (concubinage), associé au paganisme (<>° au « christianisme » de Gondeberge) ou à l’arianisme et un modèle romain catholique monogame fondé sur la fidélité. En fait, les études récentes (R. Le Jan) ont montré que ce discours est très théorique, avant tout polémique, et reflète mal la réalité d’une société largement monogame ou la polygamie et la polygynie successive sont des signes de puissance de l’élite.
- la dénonciation d’une menace lombarde : en unifiant le royaume, en portant ses frontières jusqu’aux limites du royaume des Francs, Rothari constitue une menace pour le pouvoir mérovingien déjà fragilisé.
C- Le poids du fait religieux.
Malgré leurs divergences, le ps. Fred et Paul Diacre s’accordent néanmoins pour reconnaître que l’arianisme de Rothari était un problème qui mettait un frein à sa légitimité. En particulier, le projet lombard d’union de la péninsule autour de Rome était voué à l’échec aussi longtemps que l’arianisme restait un obstacle au ralliement des Romains. A la fin, Paul Diacre doit bien admettre cette limite, à travers une anecdote exemplaire : le viol de la sépulture de Rothari qui parce qu’en mauvais chrétien il ne s’est pas fait inhumé humblement et sans ornements, voit son dernier repos troublé par des voleurs. Archéologiquement, l’anecdote est instructive car elle nous apprend qu’autour de 650, les Lombards pratiquaient encore l’inhumation vêtue (avec les habits, bijoux et armes du défunt), rituel condamné par l’Église catholique et qui a alors disparu chez les autres peuples non païens.
Conclusion :
Rothari releva le premier des défis de son règne : s’imposer et assurer, par des moyens variés, sa légitimité à la tête du royaume. Au fil d’un règne de 16 ans, il stabilisa le royaume, lui donnant des frontières qui n’évolueraient guère pendant près d’un siècle, jusqu’à la prise de Ravenne par le roi Aistulf en 751.Surtout, prenant acte de l’installation durable des lombards en Italie et de leur progressive fusion avec les populations locales, il fixa le droit pour en faire la base de l’administration du royaume. Malgré tout, son règne reste une œuvre inachevée : il ne put mettre fin à la présence byzantine et Italie, et son attachement à l’arianisme se manifesta à contretemps d’une société marquée par la multiplication des conversions individuelles au catholicisme. Surtout, sa pratique matrimoniale mina de l’intérieur sa légitimité en entraînant la marginalisation de son épouse. Son successeur Rodoald, dernier époux de Gondeperge, ne se maintint d’ailleurs que deux ans. Aripert (653-661), en se convertissant au catholicisme, acheva l’œuvre de Rothari et donna de nouvelles bases à la royauté lombarde.
Conclusion générale :
Deux cas à la fois proches et différents : deux peuples germaniques ariens ultra-minoritaires qui s’intègrent à deux sociétés romaines ultra-majoritaires qu’elles transforment de l’intérieur ; deux royautés électives dans lesquelles les femmes interviennent comme facteur de légitimité du pouvoir royal, mais tandis que l’une arrive à un blocage lié au contexte global de la péninsule ibérique, l’autre sait renouveler les bases de sa légitimité et survivre jusqu’à la conquête franque. Alors que les guerres de successions en Wisigoths sont la première cause de la défaite de 711, celle des Lombards en 774 a des causes plus variées et complexes, et le problème de la légitimité royale n’y intervient que très marginalement.