Seigneurie foncière, banale et justicière.
Attention ! il faut bien distinguer le système seigneurial, qui concerne les relations entre les seigneurs (nobles) et leurs dépendants roturiers (surtout paysans), et le sytème féodal (ou féodo-vassalique), qui concerne les relations entre les nobles entre eux. Le vocabulaire est piégeur, car les deux systèmes ont en commun le terme seigneur qui, dans le premier cas, désigne le chef politique d'une seigneurie, et dans le second, celui qui est supérieur au vassal.
Il ne faut donc en aucun cas dire qu'un paysan est vassal de son seigneur, ce serait un grave contre-sens. En-effet, si la relation féodale est librement consentie, la relation seigneuriale est imposée. Le vassal est donc libre, alors que le paysan est placé dans l'étroite dépendance de son seigneur, dont il peut même être l'esclave (serf).
La Seigneurie est une réalité qui s’exprime sur trois niveaux :
v. G. Duby, Guerriers et Paysans (VII°-XII° siècle) Premier Essor de l’économie Européenne, Gallimard Tel, Paris, 1973, p. 191-200 (Présentation des cadres généraux).
L’Histoire, n° 205, décembre 1996, p. 22- 47, et + particulièrement p. 24-31 (synthèse sur la seigneurie de Ph. Contamine), p. 34-37 (entretien avec G. Duby) et p. 40-43 (entretien avec D. Barthélemy).
- une réalité économique : la seigneurie = d’abord un ensemble de terres qui appartiennent au seigneur qui en possède la propriété éminente et qui les exploite en faire valoir direct ou indirect. Crée des relations économiques entre le proprio et le paysan qui met en valeur la terre. Relations exprimées par les prélèvements que le seigneur effectue sur le paysan en échnage de la concession de la terre. 2 modalités :
ð prélèvement classique sur le fruit du travail : le paysan a la propriété utile de la terre : il la met en valeur et verse une part des récoltes en reconnaissance de la propriété éminente du seigneur, en espèce = cens recognitif (~ loyer, mais relation <>, puisque système admet deux propriétés hiérarchiquement inégales, somme fixe proportionnelle à la superficie de chaque exploitation), ou en nature = « redevances à part de fruit » (champart, terrier, etc… proportionnels à l’étendue mise en valeur et à la récolte.) => prélèvements économiques qui permettent au seigneur de tirer profit de ses terres (système classique du faire-valoir indirect).
ð prélèvement seigneurial sur la force de travail : pour assurer la mise en valeur en faire-valoir direct d’une part de ses terres, la réserve, le seigneur recours à deux mode de prélévement sur ma force de travail : les paysans non-libres (serfs, en lat. servi , ou + svt mancipia) mettent en valeur la réserve au nom du seigneur, ne conservant que ce qui est nécessaire à leur subsistance et au paiement de redevances symboliques qui marquent leur condition servile (manumission, chevage… redevance qui renvoient aussi à d’autres formes de la seigneurie, v. infra). Les paysans libres doivent au seigneur un nombre donné de jours de travail sur la réserve = la corvée. => prélèvement + lourd car ils pénalisent le temps de travail consacré à l’exploitation individuelle.
- Une réalité politique : la seigneurie = un espace sur lequel le seigneur exprime un droit de contrainte qui lui permet de lever l’impôt, d’organiser la vie de la communauté = le ban. De cet aspect banal dérive l’aspect judiciaire qui fonde le pouvoir seigneurial : le seigneur est celui qui assure la justice et la paix = base du pouvoir politique. Pratiquement, ce pouvoir banal et judiciaire s’exprime à travers plusieurs attributions :
ð le seigneur tient une cours de justice dont sont passibles tous ceux qui dépendent de sa seigneurie, à l’exception des clercs (le « for ecclésiastique »). Il est en droit d’exiger le paiement de droits de justice de la part des plaignants et, au nom de son droit de ban, d’exiger le paiement des amendes et l’application des peines prononcées (confiscation, exil, peine capitale…). En pratique, le seigneur se fait souvent représenter par un officier (bayle, viguier, prévôt), et tous les seigneurs n’ont pas les mêmes droits de justice : seuls les plus puissants exercent la « haute justice » (droit de juger les crimes majeurs pouvant encourir la peine capitale : homicide, viol, inceste, parjure et sacrilège) ; les moins puissants n’ont que la « basse justice » (droit de ne juger que les délits : vol sans violence, braconage, …) ; entre les deux existe une « moyenne justice » qui juge les délits graves (usurpation, usage de faux,…) et les crimes mineurs. Certains cas sont en théorie du seul ressort du roi qui exerce aussi un droit d’appel et de cassation : faux monnayage, lèse-majesté, haute-trahison, crimes commis par un noble.
ð Au nom de son droit de justice, le seigneur est habilité à fixer le statut des personnes. A ce titre, il perçoit des serfs les redevances symbolisant leur dépendance personnelle et leur macule servile.
ð le seigneur peut exercer au nom du droit de ban, un droit de contrainte légale sur les habitants de la seigneurie. Ce droit s’exerce sur le plan fiscal (les « exactions » = impôts imposés par le seigneur en contre partie d’un droit [de tenir marché, d’utiliser les terres communales…] ou non [la compra catalane, la taille = en général impôts payés pour l’armement du seigneur et de ses hommes, donc en échange de sa protection], mais aussi droit de gîte = droit de vivre sur l’habitant durant la durée de son séjour, donc prélèvement déguisé). Ce droit s’exerce aussi sur le plan de l’encadrement de la vie quotidienne des communautés : en équipant et modernisant l’appareil productif, le seigneur peut exiger en contre-partie des droits d’usage : les banalités (four, moulin, pressoir…) et les tonlieux et octrois (ponts, routes…).
- Une réalité anthropologique : elle découle des aspects fonciers, banaux et judiciaires. Ces trois éléments tissent un réseau de relations interpersonnelles étroites entre le seigneur et ses sujets. Parce qu’il cultive la terre du seigneur, lui paye impôts et redevances, a recours à sa justice, utilise ses aménagements, le paysan est véritablement « l’homme du seigneur ».
ð Ces relations s’inscrivent dans une série de rituels qui mettent en scène la dépendance du paysan vis-à-vis du seigneur. L’un des plus explicite est celui du chevage : le serf porte au seigneur un denier posé sur sa tête, en s’agenouillant devant lui en signe de soumission.
ð Tous les pouvoirs du seigneur sont, vis-à-vis du paysan, intimement liés. Il est difficile, historiquement de savoir lequel a précédé les autres (grande variabilité d’une seigneurie à l’autre), et dès que les lignages s’implantent solidement dans un terroir, les seigneurs semblent apparaître comme « naturellement » appelé à diriger la communauté, dépositaire d’une puissance ancestrale qui s’impose à tous.
ð Une relation dominant/dominé au sein de laquelle les bornages sociaux sont très clairs (de nombreux gros paysans, aux XII°-XIII° siècles, possèdent des domaines fonciers aux dimensions d’une seigneurie, qu’ils font mettre en valeur en faire-valoir indirect, vivant comme des seigneurs. Mais la conscience de leur non-appartenance à la classe dirigeante noble reste vive, et ils ne peuvent acquérir de droits politiques).
ð Ces rapports aboutissent à l’exercice d’un véritable pouvoir du seigneur sur ses sujets. Mais pour se maintenir, ce pouvoir doit aussi ménager ceux qui lui sont soumis : ne pas trop exiger, pour ne pas condamner le renouvellement de la force de production, rester dans les bornes du supportable pour éviter les révoltes. L’un des traits du seigneur est aussi sa bonté, sa clémence qui assure la paix et la tranquilité à la communauté (cf. Chronique d’Ardres qui distingue les bons seigneurs respectueux des paysans des mauvais seigneurs tyraniques et trop exigeants), le respect des coutumes judiciaires et fiscales. Car face à ce pouvoir, la communauté tend à se souder dans une forme de « solidarité des dominés » : les prélèvements tendent à écréter les différences entre paysans, le grand mouvement de libération des serfs du XII° s. annule les différences de statut. Enchâtellement, apparition de l’assolement triénal, fixation du cadre villageois tendent à unifier les communautés paysanes, au-delà de leurs différences internes.
ð Avec la fixation des seigneuries, puis la création progressive d’ensembles beaucoup plus vastes et éclatés au XII° siècle, le pouvoir du seigneur s’exprime de moins en moins en terme de relation directe d’homme à homme. La domination seigneuriale devient plus administrative et politique, utilisant des réseaux de fidélités recrutés dans la grande paysannerie et la petite noblesse, qui forment le gros des officiers seigneuriaux représentant le sire dans chaque village (prévôts, viguiers, avec des attributions de plus en plus fiscales).