Analyse du sujet :
Le but de ce sujet était de vous amener à dépasser le simple niveau de l’histoire politique pour saisir comment ce qu’il est convenu d’appeler « un grand règne » ne peut en rien être attribué à la seule action d’un homme et de son entourage. Si cette action existe, si elle est rendue possible et efficace, c’est qu’un ensemble d’éléments, d’axes d’évolution de la société convergent dans cette période, que ce(s) hommes ont su exploiter, mais sans lesquels leur politique serait resté à l’état de vœux pieux.
Le règne de Philippe Auguste est considéré, depuis que l’on a commencé à faire de façon systématique, au XIX° siècle, l’histoire de la France, comme une étape essentielle de celle-ci, moment de création de l’ « unité nationale » pour Michelet, moment de maturation des institutions politiques pour Fustel de Coulanges… Mais au-delà de cette vision positiviste de l’histoire, centrée sur les possesseurs du pouvoir et le primat du politique, cette période constitue un « moment » privilégié où les différentes forces qui avaient traversées la société du XII° siècle arrivent à maturation et convergent pour créer de nouvelles dynamiques. C’est donc tout le contexte socio-économique d’une France en plein essor agricol, urbain, démographique et économique, d’une France où naissent et se fortifient les universités et où fleurit la littérature de court qu’il fallait ici s’intéresser, pour comprendre comment Philippe Auguste sait utiliser au mieux la situation pour raffermir la royauté et affirmer ses droits face aux grands vassaux, au premier rang desquels le Plantagenêts, mais aussi pour forger de son vivant même l’image du règne brillant d’un roi digne des « augustes » (empereurs) de l’antique Rome.
Introduction :
Qu’a retenu l’histoire de Louis VII « le Jeune » ? Qu’en répudiant Aliénor, il livra pour quatre siècle l’Aquitaine aux Anglais (idée par ailleurs contestable) ? Ou bien qu’il échoua lamentablement lors de la 2° Croisade, incapable d’atteindre Jérusalem, alors que la même Aliénor, déjà, le ridiculisait entre les bras du roi de Chypre ? Qu’il lui fallut plus de trente ans et trois mariages avant de pouvoir donner un héritier à la couronne de France ? Face au bilan traditionnellement attribué à son père, le règne de Philippe II Auguste ne pouvait que difficilement ne pas paraître brillant. Pourtant, lorsqu’il accède au trône en 1180, la situation est loin d’être mauvaise : habilement conseillé par Suger de Saint-Denis, avisé dans la gestion de son domaine propre, Louis VII laisse à son fils un pouvoir royal au moins bien assuré sur tout l’espace qui, de Meaux à Orléans et de Sens à Compiègne, en constitue le cœur. Si son pouvoir est encore restreint, le droit du roi est reconnu par tous ses vassaux, y compris par la Plantagenêt Henri II, qui tout roi d’Angleterre qu’il est, vient sagement prêter hommage pour la Normandie, l’Anjou et l’Aquitaine au nouveau roi. Et ce pouvoir est désormais mieux assuré que celui de l’empereur germanique, si bien que Louis VII le premier peut affirmer haut et fort que le roi « des Francs » est « empereur dans son royaume ».
Cet héritage solide qu’il a reçu, Philippe s’emploie à la faire fructifier, en habile politique plus qu’en vaillant guerrier, sachant pragmatiquement exploiter toutes les occasions qui s’offre à lui : à sa mort, 32 ans après son avènement, il laisse à son tour à son fils Louis VIII, un domaine royal dilaté, mieux géré et administré, libéré de la menaçante étreinte du Plantegenêt et du Champenois, mais aussi une France prospère, dont les foires accueillent les commerçants de toute l’Europe, une France qui s’orne de la plus grande ville de l’Occident chrétien qui est aussi son Université la plus réputée : Paris, dont le roi a fait, sinon sa capitale, sa principale résidence.
Pourquoi ce long règne de plus de quarante ans a-t-il ainsi permis la transition définitive de l’ordre seigneurial à la monarchie féodale dans un contexte économique et intellectuel florissant ? Quel lien établir entre renouveau du pouvoir royal et expansion du domaine ? Les réponses sont à chercher dans la maturité qu’atteint alors la société féodale dont les forces convergent pour faire de cette période un grand moment de l’histoire de France.
Ce sujet ne se prêtait pas à l’établissement d’un plan type. Sa richesse même rendait possible de lui appliquer les trois types de plans existant en histoire :
Chronologique : montrer comment le renforcement du pouvoir royal puis l’extension du domaine royal sous Philippe Auguste peuvent apparaître en phase avec les évolutions contemporraines de la société :
I- Débuts difficiles et premiers efforts d’organisation : entre Plantagenêts et Champenois (1180 – 1199).
II- La reprise en main du royaume (1199 – 1215).
III- Du vainqueur de Bouvines au roi Auguste : la construction de la légende (1215-1223).
Thématique : a travers trois grands thèmes envisageant les aspects politiques, économiques et culturels du règne, il était possible de montrer son importance dans la constitution et la maturation des grandes spécificités de ce qui est en train de devenir définitivement la France.
I- Le premier « roi de France » :
A- Un roi vainqueur : de Boves (1185) à Bouvines (1215).
B- Un effort sans précédent d’unification et d’accroissement du domaine royal.
C- L’organisation du royaume : la naissance de l’administration ?
II- « Temps d’équilibre » (M. Bourrin) : l’apogée du « beau XII° siècle » :
A- Un royaume prospère.
B- Villes et foires.
C- Et le dynamisme passa du côté des Capétiens…
III- Le printemps du Moyen Age : « Renaissance » culturelle et naissance de la pensée politique :
A- Paris, première université d’Occident.
B- Scolastique et art gothique : penser l’unité.
C- L’autonomisation du politique et l’exaltation du souverain.
Dialectique : Selon une méthode proche de celle de la sociologie et des sciences politiques, il s’agissait d’opposer les aspects purement institutionnel (conquêtes, administration, politique générale…) aux éléments d’évolution de la société pour aboutir à un point de vue plus nuancer sur le règne de Philippe Auguste, prenant en compte la construction de son vivant même, d’une « légende dorée» de ce règne, et l’équilibre qui a existé entre les forces sociales, incapables à elles-seules d’imposer les modifications politiques qui l’ont marqué, et l’action politique du souverain, vouée à l’échec sans le relais de la société.
Dans le cas présent, il s’agissait donc de dépasser l’opposition entre le « tout politique » des positivistes et le « tout économique » de la « nouvelle histoire » (qui n’est plus toute jeune, finalement), notamment en introduisant les apports récents de l’anthropologie historique et de l’histoire des mentalités.
(N.B. : pour les deux premières parties, j’ai retenu volontairement une analyse « braudélienne » de la situation, car en tout état de cause, on ne peut se satisfaire d’une histoire des batailles et de la cours. Seule la dernière partie est entièrement rédigée, les éléments contenus dans les deux premières pouvant facilement se retrouver dans un manuel ou ayant déjà fait l’objet de développement en TD).
I- Thèse : « L’écume de l’Histoire » (F. Braudel) :
Il s’agit ici de rappeler les grandes étapes politiques et guerrières du règne de Philippe Auguste, autant d’événements qui contribuent à la construction d’un « grand règne » mais qui ne saurait suffire à l’expliquer.
A- Un habile politique : la mise au pas des barons.
Ex : la mise à l’écart des Champenois, la reprise en main de la Flandres, la confiscation de la Normandie et du Berry à Jean Sans-Terre, le soutien à la croisade des Albigeois qui lui permet de reprendre pied au sud de la Loire.
B- Un roi victorieux : Montfaucon, Châteaugaillard, Bouvines.
Ex : les deux sièges et la bataille cités dans le titre, qui assurent à Philippe Auguste des victoires définitives sur ses adversaires et lui valent son surnom.
On pouvait aussi évoquer la participation aux croisades au côté des autres grands souverains occidentaux, même si son action dans ce cadre fut peu glorieuse.
C- L’extension du domaine royale et son administration.
Ex : La création des premiers baillages et sénéchaussés, la création d’archives centralisées au Louvres et l’organisation de Paris comme ville capitale (murailles, 1° rues pavées, réorganisation du Palais de l’Île de la Cité), la création de la taille royale et de la cours des comptes.
Mais tous ces éléments disparates sont le résultat d’un grans règne et pas sa cause. Il faut chercher les explications dans la maturation de la société féodale.
II- Antithèse : Le fruit des évolutions sur un « temps long » :
En prenant le contre-pied de ce qui précède, il était possible d’expliquer ici que toutes l’action politique de Philippe Auguste ne fait qu’enterriner des évolutions socio-politiques à l’œuvre depuis le début du XII° siècle.
A- Un dynamisme économique qui joue en faveur du roi :
Ex : règne de Philippe Auguste coïncide avec phase des grands défrichements en Île-de-France, le roi sait détourner à son profit les revenus des grandes foires et de l’essor urbain, notamment en monnayant sa protection ou ses franchises.
B- L’affaiblissement économique des seigneurs :
Le XII° siècle voie une baisse au moins relative des revenus seigneuriaux. Au moment où Philippe Auguste monte sur le trône, les états Plantagenêts ont atteint leur maximum de défrichement et vont connaître une croissance économique plus lente, car ils sont à l’écart des grands flux commerciaux européens, concentrés sur l’axe Rhin-Champagne-Rhône, dont le roi reçoit au contraire les retombées. Cela expliquerait que les Capétien reprenne l’avantage sur la Plantagenêt.
C- Le renouveau des pouvoirs englobants :
Ex : essor de la papauté, structuration forte de la monarchie féodale en Angleterre. L’époque est à une reconcentration des pouvoirs, du fait de la disparition des grands dangers (invasions, exactions) et de l’amélioration des communications. Le renouveau du pouvoir royal français s’inscrit donc dans un contexte européen général.
Mais ces explications apparaissent à leur tour insuffisantes : comment expliquer la main-mise sur les sources de revenus sans recourir à la politique ? Le liens entre amélioration des communications et structuration de l’administration est évident et l’un ne va pas sans l’autre. De plus certaines sont contradictoires : les Plantagenêts, affaiblis en France, restent puissants en Angleterre (!), l’affaiblissement chronique du pouvoir impérial en Germanie contredit l’idée d’un renforcement global des pouvoirs englobants.
Toutes ces explications sont donc à nuancer.
III- Synthèse : une étape essentielle de l’histoire de la France :
Si le règne de Philippe Auguste constitue une étape essentielle de l’histoire de la France, c’est précisément parce qu’il constitue un moment particulier où, dans un contexte de stabilité du pouvoir (un règne de quarante ans), l’action politique volontariste et les évolutions de la société se conjuguent pour créer les conditions d’une amélioration générale de la situation.
A- Le renouveau de la pensée de l’unité :
Ex : la pensée scolastique qui cherche à pensée l’Un = Dieu, l’art gothique, unifié dans sa conception (plan modulaire : un module de base est reproduit à l’identique pour donner sa structure à l’édifice), et dont l’extension, à partir du règne de Philippe Auguste, est parrallèle à l’unification et à l’expansion du domaine royal.
Cette pensée à des répercution dans le domaine politique, du fait de l’entrée de clercs issus de l’université dans l’entourage du roi : unification de l’Université de Paris, qui reçoit des statuts uniques, centralisation des instances du pouvoir, concentrées à Paris, même quand le roi en est absent. Enfin, le royaume est définitivement perçu comme une unité, et Philippe, le premier, prend dans quelques chartes de la fin de son règne, le titre de « roi de France », et plus de roi des Francs.
B- Une mutation du politique :
La territorialisation du pouvoir amorcée sous Louis VI et Louis VII trouve donc sous leur héritier une expression concrète.
Tout cela traduit une mutation majeure, qui s’amorce sous Philippe Auguste : le pouvoire change de nature. Même si il reste personnalisé à travers le roi et ses relations avec les grands, toujours fondées sur les alliances familiales, il est aussi de plus en plus désincarné, représenté symboliquement par des instances juridiques ou adminitratives (baillis, sénéchaux, cours des comptes) qui contribuent à sa personnalisation. A travers les services du Louvres et du Palais, le roi est toujours présent à Paris, même s’il n’y réside pas physiquement.
Parrallèlement, la politique s’autonomise du religieux : l’interdit jeté sur le royaume par le pape après la répudiation d’Ingeburge n’eut pas l’effet désastraux des précédentes sanctions pontificales prononcées contre un souverain, soudant au contraire le royaume autour de son roi injustement condamné. De même, autour de 1215, Philippe sait habilement utiliser ses relations avec Rome pour s’imiscer dans la politique intérieure de l’Empire, utilisant ses liens avec le pontificat comme n’importe qu’elle alliance diplomatique.
C- La conscience de vivre une grande époque :
L’efficacité politique, le rayonnement des arts et de la pensée, la prospérité économique donnent aux contemporrains de Philippe Auguste la sensation de vivre une époque exceptionnelle, et ils en témoignent dans leurs écrits.
Ainsi, Philippe est le premier roi de France à être glorifié de son vivant par des historiographes qui, autour de Saint-Denis, œuvrent à son prestige : Rigord (qui crée l’épithète d’Auguste) puis Guillaume le Breton chantent les louanges du « grand roi », signalent ses hauts faits et forgent la légende d’un grand règne avant tout dû à la personnalité exceptionnelle du souverain, en gommant le comportement peu glorieux de Philippe à la Croisade ou en minimisant ses démêlés conjuguaux avec la papauté.
Conclusion :
Or, même s’il faut reconnaître qu’un roi fallot n’aurait sans-doute pas accomplit une telle œuvre, les succès du règne sont aussi à mettre au crédit d’un entourage avisé et d’une situation propice à leur réalisation. La maturation de la société féodale à la fin du XII° siècle permet à Philippe Auguste d’en concentre toutes les forces entre ses mains pour commencer à construire quelque chose de nouveau. A sa mort, un petit Louis a cinq ans. Ce petit-fils, Philippe est le premier des Capétiens qui ait vécu assez longtemps pour connaître ses petits-enfants, reprend vingt ans plus tard avec plus de force son projet, et s’attribue définitivement ce titre qu’il avait été le premier à porter : rex Franciae, roi de France. Que ce petit Louis soit devenu saint, c’est une autre histoire…