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Ansoud de Maule, un chevalier modèle
08/02/2007 03:31
Introduction :
Nature de la source, auteur et date de rédaction :
Ce texte est un extrait d’une œuvre appelée Histoire Ecclésiastique, mais dont le style de rédaction est plutôt celui d’une chronique, de par sa construction et l’intérêt manifesté pour des événements essentiellement locaux : Orderic Vital s’intéresse surtout à la Normandie, et plus précisément à la région du monastère de Saint-Evroul (Eure) où il était moine. L’œuvre a été composée entre 1118 et 1129, sans doute à Saint-Evroul, où Orderic Vital, a passé la majeure partie de son existence. Son père, un clerc qui avait reçu une paroisse anglaise après la conquête normande, avait confié Ordéric aux moines bénédictins de Saint-Evroul à l’âge de dix ans, en 1085. Cela est sans doute aussi lié à l’application de la réforme grégorienne qui condamne le mariage des prêtres et les oblige à renoncer à leurs épouse et enfants, qui sont confiés à des religieux. Orderic prit le nom de Vital quand il prononça ses vœux, vers 1090. Gravissant les échelons des ordres ecclésiastiques, il devint prêtre en 1108. Il eut également la responsabilité du scriptorium de Saint-Evroul, ce qui explique qu’il était un excellent copiste : son histoire est surtout une reprise d’œuvres antérieures qu’il complète pour son époque. L’Histoire ecclésiastique offre donc un témoignage original pour la période entre 1080 et 1140. Les événements rapportés sont datables des années 1080 (expéditions italiennes de Robert Guiscard) au début des années 1120 (mort d’Ansoul). Une seule date est donnée : celle de la donation faite par Ansoul à Saint-Evroul en 1106. Or, on sait qu’Ordéric résidait alors au prieuré Sainte-Marie de Maule, il fut donc un témoin direct de la scène et connut personnellement Ansoul, qui était de la même génération que lui.
Contexte :
Le XIème siècle est marqué par la grande faiblesse des rois capétiens, et de tous les pouvoirs centraux en général. Le véritable pouvoir appartient à des seigneurs locaux, qui souvent n’hésitent pas à usurper les biens de l’Eglise. Dans ce contexte, l’Église promeut, à partir des années 990, le mouvement de la « paix de Dieu », qui gagne le nord de la Loire après 1050. Pour protéger les pauvres et les désarmés, donc les clercs, de la violence des chevaliers et des seigneurs, ceux qui ne suivent pas les injonctions religieuses sont menacés d’excommunication (= exclusion de la société chrétienne). Le but est de christianiser la chevalerie en interdisant les combats entre chrétiens et en réglementant la guerre pour réduire ses nuisances. Une nouvelle morale conjugale est également proposée aux seigneurs qui abusent des mariages et répudiations comme moyens d’agrandir leurs domaines. Dès les années 1060, les jeunes chevaliers sont encouragés à quitter l’Occident pour aller combattre les musulmans en Espagne ou les Byzantins en Italie du Sud. Ce mouvement est formalisé par le pape Urbain II, qui lance au concile de Clermont (1095) la première Croisade. Ainsi début XIIème siècle, chevalerie et religion chrétienne semblent réconciliées. La foi chrétienne devient un élément fondamental des codes chevaleresques, et les chevaliers s’intitulent miles Christi (soldats du Christ), titre jusque là pris par les moines.
Analyse :
Le texte rapporte de façon très normée, en suivant les âges de la vie (jeunesse vouée à la guerre – âge mûr consacré à la bonne administration de sa seigneurie et à la vie de famille– vieillesse marquée par la conversion et le choix d’une vie religieuse) la vie d’un chevalier que l’auteur qualifie lui-même de « héros » et dont il fait un prototype du « bon chevalier », à la fois courageux au combat, bon seigneur, et bon chrétien respectueux des droits de l’Église.
Problématique :
Le texte témoigne du destin d’un guerrier et seigneur du tournant des XIème et XIIème siècle, et met particulièrement en valeur la tension qui existait chez les chevaliers entre leurs obligations sociales d’hommes de guerre et de nobles dont le métier était de tuer et de dominer, et les injonctions chrétiennes qui les menaçaient des pires punitions éternelles s’ils persistaient dans ce mode de vie.
Plan :
Afin de décrypter l’univers chevaleresque et seigneurial, nous verrons comment le métier des armes et l’exercice des droits publics définissent une classe héréditaire fondée sur certaines règles familiales ce qui entraînait une attitude particulière à l’égard de la religion et de la mort..
I- Le chevalier et le seigneur :
Un aspect essentiel du personnage d’Ansoul est qu’il n’est pas que chevalier : fils de seigneur, il est appelé à succéder à son père comme maître de la seigneurie familiale. Sa vie voie donc se succéder deux grandes périodes : la jeunesse, qui comme souvent à l’époque, se prolonge tardivement jusqu’au décès de son père = période où le chevalier n’a pas encore de seigneurie et peut aller à son gré à la guerre ou au tournoi ; puis l’âge mûr, durant lequel Ansoul, qui a hérité de son père, est seigneur et ne quitte plus sa seigneurie. Il cesse alors d’être physiquement chevalier, mais reste symboliquement membre de cet ordre, ce que symbolise la transmission de cet honneur à son fils par l’adoubement.
A- La vie de chevalier :
- Vital parle d’abord de l’époque où Ansoud exerce véritablement son métier de chevalier, c’est-à-dire de combattant à cheval. Il n’évoque pas sa période de formation et d’apprentissage des armes, mis en scène lors d’une cérémonie (non mentionnée dans le texte) qui le fait chevalier : l’adoubement. Au cours de la célébration, le futur chevalier reçoit ses armes et la colée, une tape sur l’épaule de son parrain (en général son oncle ou le suzerain de son père). => en fait, cette cérémonie ne se formalise qu’au XIIème siècle, il est donc probable qu’Ansoud n’a pas été adoubé.
Il ne commence son récit qu’à l’époque où, adolescent, il part combattre. Il ne s’attarde d’ailleurs guère sur la période de la vie d’Ansoud. Par sa violence, elle aurait desservi le projet global de son récit.
Pourtant c’est la durée la plus longue de l’existence du chevalier, puisque Ansoud a près de 46 ans (ce que l’on peut calculer grâce aux différentes durées citées par l’auteur) lorsqu’il retourne à Maule pour se marier. De plus, il présente cette expérience comme un choix personnel d’Ansoud, ce qui est plus que douteux : la vie de iunior, de jeune chevalier au service du suzerain de son père, qui précède le mariage et l’établissement dans la seigneurie, est un passage obligé pour tout fils de seigneur, qui remplit ainsi les obligations de vassal que son père, occupé à la gestion du domaine et trop âgé, ne peut plus accomplir. Ce « service » effectué pour le suzerain est confirmé par le fait qu’Ansoud participe aux campagnes de Robert Guiscard, frère du duc, en Italie, où il se conquiert un royaume aux dépends des Byzantins d’Alexis II Comnène et des musulmans de Sicile, ce qui fut l’occasion pour beaucoup de cadets sans héritages de se conquérir une seigneurie en Italie. Ce n’est pas le cas d’Ansoud, héritier de son père et qui regagne la Normandie, après avoir acquis gloire et, sans doute aussi, richesse. Le choix de cet épisode, plutôt que la probable participation d’Ansoud aux guerres féodales entre seigneurs normands ou aux batailles que le duc de Normandie livra au roi de France et au duc de Bretagne, s’explique par le schisme de 1054, qui rendait les orthodoxes byzantins suspects d’hérésie. Il était donc moins grave de se battre contre eux que contre des « vrais » chrétiens.
Cet épisode a également une valeur initiatique, par les contrées lointaines visitées et les grands personnages côtoyés. Cela élargissait son horizon, lui permettait de se prévaloir de liens personnels avec la dynastie ducale. Cela permet aussi à Ordéric Vital de détourner l’attention des combats livrés par son héros et d’insister sur la quête de sagesse que représente le passé aventurier d’Ansoud.
- Ordéric Vital a choisi de dresser le portrait d’un « héros » l.56, et en tant que tel Ansoud de Maule incarne dans le texte l’excellence et la perfection, parce qu’il possède toute une série de qualités qui sont par excellence celles du chevalier. En premier lieu à cause de son sang et de son rang de noble : l.2 et courage, l.3 la puissance physique et la « loyauté », l.24 l’ « honneur ». A cela s’ajoutent ses mérites personnels. De fait, on apprend l.4 qu’il est « éloquent », et comparable l.5 aux « philosophes » (ce qui est clairement une exagération littéraire, peut-être Orderic veut-il dire par là qu’Ansoud avait appris à lire, ce qui était extrêmement rare chez les laïcs du XIème siècle). Sans oublier le trait de sa personnalité le plus mis en valeur par le chroniqueur ; Ansoud est très pieux, à tel point que sa vie ressemble à celle d’un moine, que sa pensée correspond à celle l.28 « d’un docteur de l’Eglise », c'est-à-dire un théologien dont les œuvres sont données en exemple par l’Église, et qu’il est pris en exemple l.23-24 par des « réguliers », c'est-à-dire des moines suivant des règles de leur ordre. Là encore, Orderic est dans l’hyperbole et veut montrer qu’Ansoud a une connaissance des choses de la religion, là encore une qualité rare chez des laïcs dont l’éducation religieuse s’arrêtait souvent à apprendre par cœur le pater noster et le credo. Ces rudiments de culture s’expliquent sans doute par son long séjour en Italie, pays où la culture s’était mieux conservée dans les milieux laïcs.
Ansoud est en outre présenté comme l’antithèse des seigneurs pillards que condamne l’Eglise, comme le précise encore une fois l’auteur aux l. 29-30 : « il s’abstenait totalement de commettre des rapines ». Tout ce passage vise à montrer qu’Ansoud se conforme aux prescriptions de la Paix de Dieu.
Ces qualités qui firent de lui un bon chevalier avaient donc tout pour faire ensuite de lui un bon seigneur.
B- La vie de seigneur :
Déjà peu loquace sur la vie de chevaliers d’Ansoud, Orderic l’est encore moins sur sa vie de seigneur, se concentrant presque exclusivement sur ses relations avec l’Eglise durant ces 18 années où il administra « le domaine légitime de ses ancêtres », c'est-à-dire la seigneurie familiale. Néanmoins, ce silence apparent peut être compensé par divers éléments qui montrent qu’avant son départ comme après son retour, Ansoud avait été reconnu par ses pairs nobles et qu’il s’insérait dans un réseau de relations féodo-vassaliques.
Par ses qualités même, Ansoud est un seigneur, en premier lieu à cause de son sang et de son rang de noble : l.2 « grandeur » ; l.4 «l’autorité » et l’impartialité. Il administre justement sa seigneurie, sans excès ni exaction, puisqu’il ne pille ni ne vole (li. 29-32) et ne fréquente pas les gens de mauvaises vies qui l’amèneraient à dilapider sa fortune inutilement.
Il s’intègre à un réseau de clientèle, c'est-à-dire qu’il noue des liens de fidélité avec d’autres chevaliers et seigneurs. Une cérémonie scelle ces pactes d’alliance, l’« hommage », que Vital décrit aux l.50 à 55, pour Pierre le fils d’Ansoud qui reçoit les serments de fidélités des autres chevaliers de Maule. Ce dernier épisode signifie que Pierre devient le seigneur à Maule et les chevaliers lui ayant prêté serment sont ses vassaux, en tant que tels ils ont le devoir de l’aider et de combattre à ses côtés en échange d’un fief (une seigneurie foncière ou banale qui permet de lever des taxes). Précisons que face à la multiplication des serments et donc de leur difficile application, l’hommage lige (= principal) apparaît (fin XIème), il correspond au serment qui prévaut sur tous les autres serments faits à d’autres seigneurs.
Dans le texte, l’hommage a lieu dans la paroisse de Sainte Marie. Les engagements sont de plus retranscrits d’après la l.53 où « Josselin de Mareil gravait et proclamait la chose ». Le choix d’un lieu réservé au culte, la publicité de l’acte (proclamation) et la copie écrite des serments sont autant de précautions pour éviter tout parjure. Cette mise par écrit, rare au nord de la Loire, est à rapproche de la convention féodale catalane.
Les témoins de la cérémonie
La présence de témoins pouvant prétendre à la succession comme le frère, le neveu ou le beau frère d’Ansoud, vise à éviter toutes contestations sur l’héritage de son fils.
On peut s’interroger sur la présence de Josselin de Mareil, un Montfrort, appartenant donc à une famille de châtelains de la région, assez puissante. Josselin était probablement le suzerain d’Ansoud. Dans ce cas, sa présence pourrait s’expliquer par le fait que Pierre lui prêta hommage en même temps qu’il recevait celui de ses vassaux.
Il faut donc être fils de seigneur pour devenir chevalier, et chevalier pour être seigneur. Tous deux sont issus du même monde régi par les liens féodo-vassalique, au sein duquel la transmission héréditaire des fiefs et de la noblesse est fondamentale. Les structures familiales qui régissent cette transmission sont donc fondamentales, ce que marque la présence de nombreux parents parmi les témoins de la cérémonie d’hommage.
II- La famille fondement de la transmission héréditaire de la noblesse.
Les structures familiales s’organisent autour de deux pôles : la lignée masculine au sein de laquelle circule les fiefs, se transmettent l’honneur, la chevalerie et la noblesse ; la lignée féminine, en charge de la perpétuation du lignage et de sa mémoire. Ces structures sont de plus en plus soumises, à partir du XIème siècle, au contrôle de l’Église.
A- Les figures masculines : père, fils, époux.
- Les fils :
La succession se fait par primogéniture masculine (droit d’aînesse des garçons). C’est un droit qui préserve les intérêts du fils aîné, mais aussi un devoir qui s’impose au fils (Ansoud doit rentrer d’Italie pour succéder à son père) comme au père : Ansoud ne déroge pas à cette règle, comme le rappelle l.51 l’action où il « institua son fils aîné Pierre comme l’héritier de toutes ses possessions ». Le père ne peut donc choisir un autre de ses fils comme héritier. En général, les autres fils étaient destinés à une carrière ecclésiastique ou allaient grossir les rangs des chevaliers sans fief qui s’engageaient au service d’un seigneur dans l’espoir d’obtenir une seigneurie ou partaient en Croisade pour conquérir de nouvelles terres. La carrière singulière d’Ansoud, et la longue période qu’il a passée en Italie avant d’être rappelé par son père pourrait s’expliquer par la présence d’un frère plus âgé dont la mort précoce aurait fait de lui l’héritier.
Les fils ont un devoir d’obéissance : l.9-10 Ansoud « se conforma en toutes choses au conseil de sa pieuse mère » et lorsqu’il revint au pays c’est « sur la ferme demande de son père ». Cette obéissance a un double fondement religieux (prescriptions de l’Ancien Testament) et social (le père est le seigneur de sa famille). Elle témoigne d’une société très hiérarchisée dans laquelle les hiérarchies sociales sont renforcées par les hiérarchies entre classes d’âge (respect du par les jeunes aux anciens).
Le fils a enfin un devoir spécifique d’assistance envers sa mère à la mort de son père (l.13-14), il prouve toute sa gratitude à celle qui lui a donné le jour lorsqu’il « soutint » sa mère « jusque dans sa vieillesse ». Mais cette obligation n’est pas que morale, elle est aussi sociale et résulte du statut de la femme (v. plus bas) qui n’hérite pas, et se trouve donc démunie à la mort de son mari.
- Le père et l’époux :
Il exerce le pouvoir de décision et d’organisation. Il administre donc les biens familiaux, ainsi que l’a fait Ansoud l.56 « pendant dix huit ans ». Ces biens familiaux sont essentiellement constitués du « domaine légitime de la famille » = le fief, qui est la propriété exclusive du père de famille, qui en a seul la gestion. La famille vit donc selon les principes et les décisions de son chef, Ansoud.
« Odeline, la fille du châtelain de Mantes » : Le mariage est un moyen pour les seigneurs d’améliorer leur position, par la dot de la mariée qui vient accroître leurs possessions, et par les liens sociaux qu’il leur permet de tisser avec les seigneurs du voisinage. En l’occurrence, le seigneur de Mantes était un parent de Josselin de Mareil, dont on a vu qu’il était sans doute le seigneur d’Ansoud.
L’époux n’est pas libre de disposer de sa femme comme il l’entend : il doit la faire vivre décemment(c’est à cela qu’est destinée la dot). Surtout, avec la réforme grégorienne, l’Église institue de nouveaux devoirs pour les laïcs mariés au XIème siècle : la sexualité, condamnée par les clercs au nom de l’idéal de virginité et de chasteté, est admise comme un pis-aller nécessaires à la reproduction dans les couples légitimes. Ainsi, Ansoud « aimait la chasteté » l.26 et « condamnait […] l’obscénité du désir » l.27-28, se conformant à ces obligations qui veulent que la sexualité conjugale reste chaste (à comprendre au sens premier de pure, sans perversité) et exempte de tous plaisirs charnels. De même, Ansoud se contente « d’une union légitime », respectant les prescriptions de monogamie et d’indissolubilité du mariage établies des le IXème siècle et fortement réaffirmées par les réformateurs grégoriens. En conséquence, Ansoud se montre fidèle à son épouse, respectant ainsi ses obligations religieuses, mais manifestant aussi, à son égard, sa « loyauté » de chevalier.
Globalement, ces nouvelles règles matrimoniales améliorent le statut des femmes.
B- Les figures féminines : mères et épouses.
- le statut :
Au XIème siècle, la femme reste globalement un être inférieur, objet de tractations matrimoniales qui lui échappent et dont le but est d’établir des alliances et d’accroître des seigneuries, au mépris de ces sentiments personnels. Cette dévalorisation est renforcé par le discours des moines, comme Orderic Vital, qui voient dans les femmes les filles d’Eve. Aussi le texte manifeste-t-il un certain mépris et un certain désintérêt pour ces personnages qui ne sont envisagées que comme faire-valoir du « héros », dans leurs rôles stéréotypés de mère et d’épouse.
- Les mères
Devenir mère est une étape essentielle dans la vie d’une femme, équivalent à l’adoubement pour le chevalier. Dans cette société d’ordre où chacun a son rôle à remplir, l’homme noble se doit de faire la guerre, et sa femme de faire des enfants. A ce titre elle doit également souvent tomber enceinte : l’épouse d’Ansoud, Odeline, donne naissance à neuf enfants. Ces progénitures abondantes sont un gage que la seigneurie aura un héritier, à une époque où plus d’un enfant sur deux meurt avant l’âge de 10 ans. Car le principal objet d’une grossesse est de donné naissance à des héritiers mâles. Il n’est donc pas surprenant qu’Ansoud, en tant que « chevalier modèle » ait eu « sept fils » l.35 et seulement deux filles. Même sa descendance était exemplaire. Aussi exemplaire était d’ailleurs son épouse, qui survécut à ses neufs grossesses (au moins, car il est habituel de ne compter que les enfants ayant survécu au moins un an). La mortalité en couches étaient en effet très élevée, et il n’était pas rare qu’un homme soit veuf trois ou quatre fois dans sa vie. Ces souffrances de l’accouchement étaient alors vécues comme une pénitence du péché originel d’Eve. Les nouvelles règles matrimoniales qui limitent la sexualité au couple marié font que l’ont ne peut être mère sans être aussi épouse.
- Les épouses :
Elles doivent obéissance et respect sans réciprocité, comme souligné par l’auteur qui encense le couple modèle parce qu’Odeline l.80-81 est « habituée à ne jamais résister à la volonté d’Ansoud ».
Elles doivent fidélité, tout comme leur époux, car le modèle chrétien du mariage prône la monogamie, mais aussi parce que la fidélité de l’épouse est la garantie de la légitimité des héritiers.
La monogamie et l’indissolubilité du mariage (interdiction du divorce) ont contribué à améliorer la condition d’épouse, il a permit une amélioration de la position de la femme dans le couple, puisque sa position auprès de son mari n’est plus menacée et qu’elle peut devenir « chef de famille » en tant que veuve légitime, surtout en cas de minorité de l’héritier.
Elles doivent tenir leur rang lors de certaines cérémonies officielles, ce que fait Odeline présente à l’investiture de son fils Pierre, l.46. Cela s’explique par leur rang noble, qui les associe au pouvoir de leur mari et contribue à la légitimité de leur fils (un chevalier ou un seigneur doit être noble par son père et par sa mère). Elle contribue aussi, comme la mère d’Ansoud, à l’éducation fondamentale de leurs enfants, en particulier en matière religieuse.
C- Une famille chrétienne et respectueuse de l’Eglise.
La famille est le lieu du premier apprentissage chrétien, et en instituant le mariage monogame et indissoluble, l’Église en a fait la cellule de base de son organisation. Elle transmet les fondements des valeurs sociales, familiales et chrétiennes (prières, gestes …) aux enfants. D’ailleurs, après lecture du paragraphe où Vital décrit les rapports entre Ansoud et sa mère on relève un champs lexical de la religion qui est assez dense : « dévote », « pieuse », « vouée à Dieu », « pieusement », « viatique » (communion reçue juste avant la mort), « nef », « église » l.9-15.
Cette éducation pieuse explique qu’Ansoud soit très généreux envers les « ministres de Dieu » (les prêtres, en fait, ici, dans le contexte, sans doute plutôt les moines de Saint-Evroul) : l. 31, « il restituait les dîmes » (un impot correspondant au dixième des récoltes qui était normalement payé à l’Église mais que de nombreux seigneurs avaient accaparé), « les prémices » (les premières récoltes ou premières portées mises bas par le bétail, impôt lui aussi du à l’Église) et les « aumônes » (des dons faits au pauvres qui ne peuvent pourvoir eux même à leur subsistance comme les orphelins, les infirmes ou les veuves …) .
III- Un chevalier face à l’Eglise et à la mort :
Ces nouvelles obligations des seigneurs envers l’Église sont notamment le fruit du mouvement de la paix de Dieu, qui cherche à contrôler la violence des chevaliers, et de la réforme grégorienne, lancée à Rome par le pape Grégoire VII en 1075, et qui visait à distinguer plus nettement clercs et laïcs et à forcer les seconds à rendre à l’Église les biens accaparés durant les décennies précédentes.
A- Un seigneur généreux et respectueux des injonctions de la paix de Dieu.
En 1106, Ansoud de Maule accorde un don très substantiel à la paroisse de Sainte Marie, un prieuré dépendant de l’abbaye de Saint Evroul. Parmi les nombreux revenus promis aux bénédictins, il y a l.47 une « carrière de meules dans le bois de Beule », des pierres très dures et qui servent dans la construction des bâtiments, le prieuré allait pouvoir s’agrandir.
En réalité, ces « dons » sont des restitutions, qui s’inscrivent dans l’effort mené par l’Église, au moment de la réforme grégorienne, pour reconstituer son patrimoine et obliger les seigneurs à rendre les paroisses et les impôts ecclésiastiques qu’ils avaient accaparés au moment de la « révolution châtelaine ». Ici, Ansoud semble le faire spontanément, par soucis de son salut, mais nombre de seigneurs ne le firent que sous la menace de l’excommunication.
Cette cascade de dons n’est pas due à la seule charité chrétienne, c’est un acte de pénitence motivé par la quête d’un salut après la mort, d’accès à la « vie éternelle ».
Cet effort pour se conformer à la morale chrétienne malgré un genre de vie fondé sur la violence et la domination culmine à la fin de la vie d’Ansoud dans sa conversion (changement de vie), qui lui permet de rompre in extremis avec son ancienne existence pour mourir en bon chrétien.
B- La nécessité d’une purification
La purification commence par un regret sincère et profond de la part du pécheur, Ansoud montre le sien quand aux l.38 à 40 il se rend « de son propre gré » au prieuré et « [pleure] d’abondance » [mise en scène publique des sentiments fréquentes au Moyen Âge, où le fait de pleurer en public est valorisé comme une marque d’humilité]. En effet il pouvait avoir à regretter la conservation de bénéfices que son père avait voulu transmettre aux moines, il n’a pas dû toujours être un aussi fervent protecteur de l’Eglise que vers la fin de sa vie, puisque cette conversion intervient sur le tard. Il était en effet fréquent que des héritiers refusent d’exécuter le testament de leur père quand celui-ci donnait des biens aux Églises. D’où les précautions prises par Ansoud lui-même pour garantir le respect de ses propres donations par ses héritiers.
La deuxième partie du repentir vise ensuite à réparer les torts commis, ce que fait, en tout cas partiellement Ansoud, puisqu’il « donna satisfaction à Dieu sur certains différends qu’il avait avec les moines » l.39-40. En rendant ce qu’il doit aux bénédictins et en jurant de rendre le reste plus tard ; il leur offre en plus des biens que ses vassaux veulent bien donner, la procédure étant donc complexe, car elle associait au seigneur ses vassaux, auxquels certains des biens et revenus confisqués à l’Église avaient été, comme c’était fréquent, remis en fief. La restitution de ces biens exige donc que le seigneur obtienne l’accord de ses vassaux. Par ce biais, la réforme grégorienne pénétrait progressivement la société, des classes les plus hautes vers les catégories inférieures.
Enfin dernière étape, le « pécheur absout » doit tenir désormais un comportement irréprochable et encore plus chrétien qu’auparavant par l.57 « un fidèle patronage » envers les moines et des actions recommandées par ces derniers « pour l’édification de ses mœurs » l.58. C'est-à-dire qu’Ansoud devient le protecteur du prieuré de Sainte-Marie, en retour de quoi, il doit accepter les conseils des moines. On a donc bien, en miniature, un transfert au plan de la seigneurie, de la relation d’échange protection contre conseil qui existait entre le roi et l’Église à l’ère carolingienne. Cet aspect, comme d’autres, illustre le transfert au plan local, entre les mains des châtelains, de l’autorité publique.
B- La conversion "in articulo mortis"
La détention de ce pouvoir et ses exigences concrètes dans une société violente éloignaient malgré tout encore trop le seigneur, même protecteur respectueux de l’Église, de l’idéal de la vie chrétienne. Beaucoup de chevaliers et de sires résolvaient donc ce conflit intérieur entre obligation sociales et devoirs chrétiens, par le choix d’une conversion tardive à la vie monastique, censée racheter leurs péchés. Ansoud choisit ainsi de se convertir « in articulo mortis » (à l’article de la mort)
Lorsqu’Ansoud « tomba malade » l.61, il subit d’abord stoïquement les douleurs occasionnées par la maladie, ce qui lui donne l’occasion exceptionnelle de réunir en un acte ses deux idéaux : il souffre courageusement, en bon chevalier, mais sa douleur est aussi une contrition. Cependant d’après Vital, Ansoud est tellement chrétien que la souffrance ne lui suffit pas, puisqu’il se décide à se faire moine (l.72). On a vu que le caractère exceptionnel de cette conversion est discutable.
La vie monastique est considérée à l’époque comme la seule qui suit strictement les principes divins. Ansoud, comme ses contemporains, considère les moines comme les « pauvres du Christ », c'est-à-dire ceux qui ont renoncer à tous les petits plaisirs terrestres pour se vouer uniquement à la Dieu, ne posséder que leur « habit » et vivre surtout de nourritures spirituelles, mais aussi comme les « chevaliers du Christ », ceux qui luttent par la prière contre le mal.
Ainsi le chevalier meurt une première fois pour le monde civil, il perd son nom, son pouvoir, oublie les siens pour intégrer la vie monastique. Odeline, son épouse, devient officiellement veuve, même si le chevalier est encore en vie mais dans le monastère.
Cette situation ne se prolongea malgré tout guère, puisqu’Ansoud mourut quelques jours après avoir pris l’habit de moine, ce qui souligne le caractère pour le moins opportuniste de ces conversions tardives, qui n’en restaient pas moins le seul moyen pour les chevaliers de réconcilier in extremis les obligations spécifiques de leur ordre et les injonctions morales du christianisme.
Conclusion
Au tournant des XIème et XIIème siècles, la vie d’un chevalier chrétien et bon pratiquant se rapproche dans l’idéal, énormément de la vie monastique. En effet, ces deux ordres obéissent à des règles et doivent servir la cause du Très Haut. De plus ils sont en étroite relation et ont besoin les uns des autres, parce que les premiers protègent les second, qui œuvrent en priant pour le salut des premiers.
Cependant, la comparaison s’arrête là. La chronique néglige consciemment de tenir compte des intérêts ainsi que des ambitions personnelles qui ont dû, à maintes reprises, faire sortir Ansoud de Maule du cadre de sa foi. La description du mode de vie chevaleresque d’Ordéric Vital est donc très orientée, elle promeut avant tout une sorte d’utopie, c'est-à-dire, la possibilité d’être accepté au paradis, pour un laïc ayant tué et profité du pouvoir et de la richesse qu’il procure. Mais sa chronique n’est pas un phénomène ponctuel, elle entre dans le cadre plus vaste d’une politique spirituelle de l’Eglise visant à discipliner certains hommes d’armes et à résoudre leur crise identitaire : combattre est tout sauf un acte chrétien, et pourtant l’Église avait besoin de ces combattants pour assurer sa protection. L’auteur, qui est un moins, voit dans le monachisme le plus parfait modèle de la vie chrétienne, et cherche à dessein à y faire coller du mieux qu’il peut son idéal de la chevalerie. Sa subjectivité ne suffit pourtant pas à discréditer son œuvre, puisque l’Histoire ecclésiastique nous apporte des détails sur la vie quotidienne des hommes de l’époque, comme le rituel de donation ou le déroulement de l’hommage… mais aussi de précieuses informations sur la façon de pensée d’un clerc qui vivait à l’époque où l’Église tentait de christianiser la chevalerie.
D’autres auteurs ont trouvé pour inspiration, le thème du « bon chevalier » pratiquant et chrétien. Le phénomène continue et perdure dans la littérature tout au long de la période Médiévale et même jusqu’au XVIème siècle, jusqu’à sombrer dans la parodie du Dom Quichotte.
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Une convention féodale en Catalogne (29 janvier 1065)
08/02/2007 03:28
Illustration : le château de Castellfortuny (Catalogne), XIIème siècle. L'un des châteaux qui était tenu en fief du comte de Barcelone par un castlà.
Nature de la source :
Une notice (acte diplomatique rédigé en style objectif : « voici l’accord conclu… le dit Udalard convient… ») [au contraire, la charte ou le diplôme (charte royale) sont rédigés en style subjectif, on aurait eu : « Voici l’accord que j’ai conclu … moi, Udalard, je conviens… »]. Cette notice témoigne par écrit d’un acte juridique intervenu entre le comte de Barcelone et le vicomte Udalard. C’est donc une convention (engagement, accord), ce qui transparaît dans les notifications (convient, s’engage). Ce type de document fixant par écrit les droits et les devoirs des vassaux est typique du sud de la France, de l’Italie et de l’Espagne, pays où l’écrit a gardé une grande importance à l’ère féodale. Il témoigne de la forme de l’engagement féodal, qui au nord de la Loire était purement oral, c’est donc une source essentielle pour comprendre le droit féodal.
Mais cette source est en fait une pièce isolée d’un dossier de quatre documents : celui présenté ainsi, une autre convention rédigée presque dans les mêmes termes avec le fils du comte, le texte du serment prêté par Udalard et la convention rédigée par le comte en faveur d’Udalard qui précisait les devoirs du suzerain.
Auteur :
Les documents diplomatiques imposent de faire la distinction entre le scripteur (celui qui a écrit le texte) et l’auteur ou commanditaire (celui au nom duquel est intitulé le texte). Ce document a été rédigé par le prêtre Bonfill, qui joue le rôle de notaire (il était en effet fréquent dans les milieux seigneuriaux qu’un prêtre rédige les actes faute de chancellerie organisée). Mais l’auteur véritable est Udalard, qui est celui qui est concerné par les engagements pris dans le texte et appose son signum en fin de document. (signum = signature, mais en réalité, la majeure partie des laïcs ne savent pas écrire. Ils valident les actes en apposant un signe, le plus souvent une croix, à côté de leur nom préalablement inscrit par le rédacteur de l’acte).
Udalard ou Adalard est le fils de Bernard, vicomte de Barcelone, c’est-à-dire du seigneur qui tenait la cité de Barcelone et son château au nom du comte. Le document pourrait laisser croire qu’il vient d’être nommé par le comte, mais en réalité, il succède à son père comme vicomte. Le texte est donc une reprise de fief.
Date :
Facile à établir, puisque le document est daté, mais il y a un piège : 4 cal. de février = 29 janvier (v. fiche datation). La 3ème année du règne de Philippe Ier = 1060+2 = 1062, pourtant le titre indique 1065. Ce décalage est lié à la situation de la Catalogne : jusqu’à la fin du XIIème siècle, les comtes de Barcelone continuent à se dire vassaux du roi de France, mais cette vassalité est très théorique (Louis IV d’Outre Mer est le dernier à recevoir l’hommage d’un comte de Barcelone, en 941). Coupée du domaine royal par le puissant duché d’Aquitaine qui couvre tout le quart sud-ouest de la France, la Catalogne est très isolée du reste du royaume et reçoit avec retard les nouvelles venues du Nord. On sait ainsi que la nouvelle de l’avènement de Philippe est parvenue à Barcelone en 1163 seulement. Pour les Catalans, la 3ème année du règne de Philippe était donc l’année 1165.
Analyse :
Le document se divise en grandes parties propres aux documents diplomatiques :
- un bref protocole initial, li 1-2, qui présente les personnages impliqués par la convention.
- Un exposé, li. 2-10, qui donne les cadres généraux de la convention : Udalard doit être fidèle au comte et le servir par les armes en cas de guerre.
- Un long dispositif, li. 11-49, qui détaille ses différentes obligations au titre de la fidélité, du service et du conseil dus au comte et les sanctions que peut prendre le comte en cas de manquement à ces engagements.
- L’eschatocole, li 50-59, qui rapporte la remise en fief de Barcelone à Udalard et s’achève sur les mentions de chancelleries (date et liste des témoins).
Contexte :
La Catalogne du XIème siècle tranche avec le reste du royaume de France par sa stabilité et sa prospérité, qui a même conduit certains à parler de « miracle catalan ». Elle profite de l’influence de l’Espagne musulmane avec laquelle, entre deux guerres, elle commerce activement, et dont elle tire des revenus militaires, butin, et surtout parias (li. 15), tribut payés par les reyes de Taïfas (roitelets musulmans qui se partagent alors l’Espagne) en échange de la protection du comte contre leurs voisins. Elle a en outre une structure de pouvoir spécifique, fondée sur la famille des descendants des comtes carolingiens : le comté de Barcelone est en fait un agrégat d’une dizaine de comtés (Barcelone, Gérone, Conflent, Urgell, Perpignan, Besalu…), dont les deux principaux, Barcelone et Gérone, sont tenus par l’aîné de la branche aînée. Les autres membres de la famille tiennent les autres comtés et les évêchés. La cohésion de l’ensemble est assurée par l’hommage prêté par les membres des branches cadettes au comte de Barcelone, et par les mariages entre cousins et cousines qui réactive sans cesse les liens entre les différents lignages du groupe familial. De ce fait, les femmes sont un élément de légitimité essentielle et joue un grand rôle en Catalogne, d’autant que dans ce pays de droit romain, elles peuvent hériter des comtés et seigneuries.
Bilan critique :
Ce document juridique objectif est fiable, mais donne une vision strictement légale de la société catalane, qui doit être complétée par des apports externes pour comprendre comment il s’inscrit dans un système politique spécifique.
Problématique :
En quoi les engagements cherchent-ils à préserver les droits des deux parties afin d’assurer l’efficacité et la continuité de l’administration comtale au niveau local ? La féodalité méridionale est-elle différente de celle du nord de la France ?
Annonce du plan :
L’étude des structures de la Catalogne féodale montre l’imbrication des pouvoirs, que ne permet de clarifier que l’étude de la nature de l’engagement féodal puis de son contenu, qui repose essentiellement sur le statut du fief.
I- L’imbrication des pouvoirs et des liens : les structures de la Catalogne féodale.
A- Le comte Raymond Bérenger Ier (1035-1076) :
li. 1, 11, 14, 17… : porte simplement le titre de « comte » de Barcelone, le titre de marquis d’Espagne ayant été confisqué au Xème siècle par le comte de Toulouse. Le comté de Barcelone est en fait formé de la réunion des comtés de Barcelone et de Gérone (li. 9), mais le comte reçoit aussi l’hommage des comtes de Ribagorça, de Pallars, d’Urgell, de Cerdagne, de Conflent, de Roussillon, de Valespir, de Besalu, de Vic, de Peralada, d’Empuries, de Berga et de Vall de Lord. Cet ensemble, à cheval sur les Pyrénées orientales, forme la Catalogne, dont le comte de Barcelone est le maître.
Par tradition, le comté de Barcelone continue de regarder vers le Nord : la datation par les années du règne de Philippe Ier rappelle que le comte est vassal du roi de France, dont il tient son comté en fief (li. 15). Mais la géographie et l’histoire des Xème et XIème siècle l’ont également amené à développer des liens actifs en Espagne, dont témoigne la référence aux parias à la ligne 16, auxquels il faudrait ajouter la domination sur Valence acquise aux dépends des musulmans vers 1050.
Enfin, il est lui-même seigneur (« le seigneur Ramon »), utilisant une titulature qui au IXème siècle, était réservé au roi. Il tient des « alleux et des honneurs », c'est-à-dire des terres en pleine propriété et des droits publics (li. 15-16). C’est donc un prince territorial (comte de 1er rang) qui a lui-même de nombreux vassaux.
B- Les vassaux du comte : le vicomte Udalard Bernard.
C’est à l’un d’eux en particulier, le vicomte Udalard de Barcelone, que s’intéresse le texte. Ces vassaux administrent les comtés constitutifs du comté de Barcelone (référence au prélèvement des impôts li. 33). Dans les comtés de Barcelone et de Gérone, directement tenus par le comte, ils portent le titre de vicomte (adjoint du comte). Leur charge est signifiée par la remise de la garde d’un ou plusieurs châteaux appartenant au comte (li. 4 et 5 : « Le vieux château, dit château vicomtal … l’autre château, dit château neuf »). Ces châteaux ont un rôle essentiel car ils servent à défendre le comté des raids musulmans (la ville de Barcelone elle-même a été mise a sac par Al- Mansûr en 985).
Les vicomtes, comme Udalard, ont eux-mêmes des vassaux qu’ils installent pour surveiller les châteaux : les châtelains (li. 23), qui sont les arrières-vassaux du comte. Ces seigneurs de châteaux, castlà en catalan, jouent un rôle essentiel dans la formation de l’identité catalane, puisque le nom Catalogne (en cat. Catalunya) vient de Castlania, le pays des châtelains.
Vicomtés et châteaux sont des fiefs (li. 52), mais la particularité du système catalan repose sur le fort contrôle que maintient le comte sur ses vassaux et arrières-vassaux (on trouverait des exemples équivalents dans l’Anjou des Plantagenêt ou dans le cœur du comté de Flandre). En particulier, les arrières-vassaux doivent eux aussi prêter directement hommage au comte (li. 23-25), alors qu’ailleurs, l’hommage de l’arrière-vassal passe par l’hommage de son seigneur (cf. le cas de Baudouin de Hainaut, arrière-vassal du roi de France, mais qui ne lui prête pas hommage car son seigneur le comte de Flandre le prête pour lui).
Ce contrôle que veut garder le comte sur ses vassaux est dû à la proximité de la menace musulmane, qui exige une grande cohésion des comtés catalans autour du comte de Barcelone.
C- Un autre moyen de la cohésion du comté : les liens familiaux.
« le seigneur Ramon, comte, et dame Almodis, comtesse » + tout au long du texte « le comte et la comtesse » : la comtesse est donc étroitement associée au pouvoir du comte. En fait, le comte et la comtesse sont cousins, et Almodis est la fille du comte de Vic. Ce renchaînement d’alliance entre les branches barcelonaise et vicoise de la famille comtale renforce les liens entre les comtés catalans et permet au comte de Bacelone de réaffirmer son pouvoir sur les comtés secondaires.
li. 34 : Udalard est un descendant de Raymond Borell (992-1017), premier comte de Barcelone à avoir réuni Barcelone et Gérone et à avoir nettement affirmé la domination de Barcelone sur les autres comtés. Raymond Borrell était le quadrisaïeul du comte Raymond Bérenger. Udalard et Raymond-Bérenger sont donc cousins au 4ème degré. En outre, le père d’Udalard, Bernard (la forme Udalard Bernard signifie « Udalard fils de Bernard »), portait un nom qui appartient à l’onomastique de la famille comtale.
Non seulement les comtés, mais aussi les vicomtés étaient donc tenus par des membres des lignages secondaires de la dynastie comtale. Cela explique la multiplication des personnages portant le même prénom, et donc l’apparition précoce du patronyme, seul moyen de les distinguer (Udalard (fils de) Bernard, Gondebaud (fils de) Mir, Bernard (fils de) Ramon).
Les souscripteurs de l’acte sont en général les vassaux du signataires, leurs noms permettent donc de se faire une idée de leur origine :
- certains sont liés à la famille comtale, puisqu’ils portent des noms tirés de ses traditions onomastiques (Mir, Bernard, Raymond).
- D’autres sont des nobles étrangers (cadets de noblesse exclus de l’héritage par le droit d’aînesse) attirés par la prospérité catalane et les opportunités offertes par les guerres contre les musulmans : Bonfill Alaman (Bonfils, fils de l’Allemand).
La noblesse de Catalogne du XIème siècle présente donc une structure très endogamique (mariage au sein d’un même groupe), le comte, ses comtes secondaires, les vicomtes et une majorité de vassaux étant issus de la famille des comtes carolingiens. Les alliances croisées entre cousins renforçaient régulièrement ces liens familiaux. Cela s’explique par la difficulté de s’allier avec les dynasties voisines : un mariage avec les musulmans d’Espagne était impossible, une alliance avec les voisins chrétiens (comté de Toulouse et Royaume d’Aragon) aurait signifié le risque d’être absorbé par eux. Cette structure familiale spécifique vient également renforcer les engagements féodo-vassaliques entre le comte et ses vassaux.
II- La nature de l’engagement féodal : la fidélité.
Il est donc temps d’interroger plus en détail la nature de ces lien féodo-vassalique à partir des informations que nous donne le texte, qui nous permettent de montrer que cet engagement est fondé sur la réciprocité et la liberté, qu’il repose sur la fidélité promise par serment au moment de l’hommage et qu’il entraîne des droits et des devoirs aussi bien pour le seigneur que pour le vassal.
A- La structure de l’engagement féodal :
- Les notifications qui débute chaque paragraphe (« s’engage », « convient ») montre qu’Udalard intervient librement, sans contrainte du comte.
En outre :
li. 49 : « conclut un accord »
Nature même du document (une convention, donc un acte juridique engageant librement deux personnes entre elles)
ð l’engagement féodo-vassalique est un accord librement consenti entre le comte et son vassal.
- réciprocité : le cœur du document est l’échange réalisé entre le comte, qui offre un fief (li. 49-51) à Udalard, et Udalard qui jure fidélité et service au comte (li. 11-13 et 14-17).
Cet engagement prend la forme d’une cérémonie spécifique dont la notice étudiée est la trace écrite : l’hommage. Le vassal s’agenouille devant son seigneur et place ses mains dans les siennes. Il lui prête serment de fidélité (li. 11 et 30) : c’est la recommandation. Ensuite, le seigneur relève son vassal et les deux hommes s’embrassent sur la bouche (ils échangent leurs souffles en signe de confiance mutuelle). Il lui remet un objet (ici une charte, plus au Nord, une motte de terre ou une bannière) qui symbolise le fief. Dans les pays de droit écrit, comme la Catalogne, une copie écrite du serment est conservée pour servir de preuve (li. 12).
L’hommage, cérémonie d’engagement réciproque, crée donc des droits et des obligations propres pour le vassal comme pour le seigneur.
B- Les droits et les devoirs du vassal :
Li. 3 et 44 : « tenir défendre et conserver » son fief :
- droit : le posséder (« tenir et conserver ») ce qui est confirmé aux li. 49 (« la possession ») et 52-23 (« de la même façon que … ont tenu ce fief »).
- Devoir : le défendre pour assurer la sécurité de son seigneur et éviter toute diminution de son territoire.
Li. 2-10 et 14-16 : Le devoir de défense va plus loin, car Udalard doit de façon générale défendre les « droits, alleux, fiefs, terres et honneurs de son seigneur », c'est-à-dire l’ensemble de sa principauté.
Li. 16 et 48 : « honneur » attaché à la terre ou au château = honneur au sens carolingien du terme = droits publics, droit de ban : le vassal doit aider son seigneur à administrer et gouverner sa principauté, sans abus ni exaction (li. 33-36) c'est-à-dire sans exiger des administrés plus que ce qu’ils doivent au comte (ce qui serait un moyen pour lui de s’enrichir aux dépends de son seigneur).
Ces deux devoirs, la défense et l’aide dans le gouvernement, correspondent aux deux devoirs vassaliques définis par Fulbert de Chartres, spécialiste du droit féodal, dans sa lettre au duc Guillaume d’Aquitaine : l’auxilium et le consilium (l’assistance [sous entendue militaire] et le conseil). = engagement vassalique classique. = le service vassalique. Un exemple de ce service est l’obligation faite à Udalard d’accueillir le comte dans les châteaux qui lui sont confiés à chaque fois qu’il en fera la demande (= droit de gîte) (li. 17-22). De même, Udalard ne peut déserter son poste ou s’absenter sans l’accord du comte, même pour partir en pèlerinage (li. 53-54)
Dans les engagements pris par Udalard apparaissent deux autres devoirs corrélatifs à la fidélité due au seigneur :
- « sincèrement et sans tromperie » : ne pas faire de tord à son seigneur, que ce soit par son honnêteté dans l’administration de son fief ou en ne commettant pas d’atteintes à son honneur (au sens noble du terme cette fois) en refusant d’obéir ou en le trompant.
- Etre fidèle : multiplication, dans le texte, des références à la fidélité jurée par Udalard au comte = Udalard doit remplir toutes ses autres obligations, ne pas aider les ennemis du comte (« qu’il ne les trahira pas », li. 17), ne pas s’en prendre au comte. Un exemple concret est l’obligation qui est faite à Udalard de demander l’accord du comte avant de confier un des châteaux qui lui est confié en fief à un châtelain, afin que celui-ci s’assure qu’aucun de ses vassaux ne donne un de ses châteaux en fief à l’un de ses ennemis. (li. 23-29)
ð la fidélité est une notion complexe, fondée sur l’engagement personnel, qui résume toutes les obligations du vassal. Tout le système féodal est fondé sur la fidélité, qui lui a donné son nom (féodal vient de féal, fidèle en vieux français).
Si le vassal ne remplit pas ses obligations, il peut être puni par son seigneur.
C- Les droits et les devoirs du seigneur :
Le comte doit lui aussi conseil à son vassal (li. 24). Pour le reste, le texte détaille peu les obligations du seigneur, car c’est la notice au nom d’Udalard. Celle intutulée au nom du comte devait se rapporter à ce sujet.
On peut tout de même préciser que de seigneur a un devoir d’assistance envers son vassal dans les « 4 cas » : s’il est attaqué, s’il adoube son fils, s’il marie sa fille et s’il part en croisade ou en pèlerinage. Il est toutefois possible de percevoir l’écho de cette quatrième obligation dans la restriction mise au départ en pèlerinage d’Udalard aux li. 53-54 : non seulement ce départ entraînerait la vacance de son poste, mais en plus, cela aurait un coût financier pour le comte, contraint de lui venir en aide. D’où la nécessité de son accord préalable.
Le principal droit du seigneur décrit dans le texte est celui de punir un vassal désobéissant ou infidèle :
- le comte conserve un droit d’usage des biens remis en fief, par le droit de gîte (« mise en possession du château »).
- Il a le droit de juger ses vassaux (li. 40)
- En cas d’atteinte à ses droits ou à son honneur, ou de rupture de la fidélité (ce qui revient au même), il a le droit de tirer réparation de son vassal (système compensatoire : le vassal doit payer une amende proportionnelle à la gravité de sa faute) ou de prononcer la « commise du fief » (= confiscation définitive). C’est la conséquence logique du lien féodo-vassalique fondé sur l’échange fief contre fidélité.
Mais cette procédure est très codifiée (li. 33-49), limitée à une période de 60 jours, afin d’éviter tout abus.
- le seigneur a un dernier droit essentiel : le droit de grâce, moyen de manifester sa noblesse et sa grandeur d’âme en accordant son pardon au vassal infidèle.
=> au cœur du lien féodo-vassalique, on trouve donc le fief, propriété du vassal en contrepartie de sa fidélité, mais dont le seigneur continue à pouvoir disposer sous certaines conditions.
III- Le contenu de l’engagement féodal : le fief.
Le fief (feodus) dérive de fides, la fidélité. C’est la « terre de la fidélité ». Mais qu’est-il vraiment ? Il s’agit donc d’interroger sa nature physique, mais aussi de chercher à comprendre son statut juridique.
A- Nature du fief :
« le comte et la comtesse remettent le vieux château vicomtal à Udalard, lui cèdent en fief la vicomté de Barcelone et le fief dudit château » : le fief est donc ici constitué de deux éléments distincts : la vicomté de Barcelone et le château vicomtal. Le comte conserve un droit d’usage du second (li. 17-22), mais renonce à ce droit sur la vicomté (ce que l’on déduit de l’absence de toute mention à ce sujet dans la notice). Le fief est donc constitué d’une terre (la cité de Barcelone et sa banlieue) et de droits publics (ban) (« l’honneur » attaché au château), de nature fiscale (cens, li. 33), coutumière (les « usages », li. 33 = taxes seigneuriales levées sur les équipements collectifs (banalités) et sur les échanges (péages, octrois et tonlieux = taxes sur la circulation des hommes et des marchandises). Il faudrait y ajouter le pouvoir judiciaire qui n’apparaît pas dans le texte, sans doute parce que c’est le comte qui rend lui-même la justice à Barcelone.
Le fief est donc constitué d’une seigneurie foncière et banale.
Le fief et les droits qui s’y attachent sont symbolisés par un lieu qui est remis à Udalard : le château vicomtal. (par opposition au château comtal, ou château neuf, résidence du comte quand il est dans la cité, dont Udalard n’a que la garde et qu’il doit toujours tenir à la disposition du comte). La remise du château coïncide avec la remise du fief (li. 51-52).
D’autres lieux de pouvoirs qui peuvent servir de siège à une seigneurie remise en fief apparaissent dans le 1er § : l’évêché, l’abbayes (= seigneuries ecclésiastiques, jusqu’à la fin du XIème siècle, les évêques et abbés peuvent être vassaux d’un prince laïc).
ð Les droits des différents fiefs d’entremêlent, comme à Barcelone, citée partagée entre le comte, le vicomte et l’évêque. On sait pas ailleurs que les pouvoirs étaient partagés géographiquement : le vicomte avait autorité sur le plat pays autour de la cité, tandis que le comte et l’évêque se partageaient la cité. (// à Paris, que le roi de France a confié à un vicomte qui en réalité administre les environs de la cité, la ville elle-même étant gouvernée par l’évêque et par le prévôt (représentant) du roi).
ð Le comte reste maître de Barcelone et pourtant, Udalard et ses ancêtres « possèdent » et « tiennent » la cité. Á qui appartient donc le fief ?
B- Propriété et hérédité :
On l’a vu, Udalard « tient » la vicomté de Barcelone, il en a la « possession », et il a hérité ses droits sur fief de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père (li. 51-52). Le fief est donc transmissible héréditairement. Udalard peut aussi donner une partie de son fief en fief à l’un de ses vassal (châtelain).
=> le fief a donc toutes les apparences de la propriété, puisque le vassal en a la jouissance pleine, entière et héréditaire. Mais cette propriété est conditionnelle, soumis au respect des engagements pris envers son seigneur (li. 34-35 : « Si Udalard ne respecte pas l’accord et lesdits serments… » ; li. 48-49 « et le château et son honneur ne demeurera à aucun titre en la possession d’Udalard »). Son accord est nécessaire pour certaine décision (remise en fief d’une partie du fief, départ en pèlerinage), il conserve un droit d’usage temporaire du château. Enfin, il peut reprendre le fief en cas de manquement grave à la fidèlité.
C- Un don que l’on peut reprendre !
Le fief est donc un « don » (li. 47), il est concédé (« cédé », li. 52) en pleine propriété au vassal par le seigneur, mais ce dernier garde des droits sur ce qu’il a donné.
La source de ses droits réside dans l’engagement de fidélité qui traduit la dette symbolique de celui qui a reçu par rapport à celui qui a donné.
Le fief est donc ce que les anthropologues appellent un « keeping while giving » (donner en gardant) : c’est un don qui institue une hiérarchie et des obligations entre le donneur (le comte) et le receveur (Udalard), car Udalard n’a pas les moyens de rendre au comte Raymond-Bérenger l’équivalent de ce qu’il a reçu.
La transmission héréditaire du fief entraîne la transmission héréditaire de l’obligation.
Conclusion :
La multiplication des liens personnels (de fidélité, familiaux) et symboliques (don, obligation) assure la cohésion de la principauté catalane autour du comte de Barcelone. Tout en permettant un encadrement local efficace des populations centré sur chaque château et seigneurie aux mains d’un vassal qui les tient en fief et doit des comptes au comte. Dans ses institutions et ses rituels, la féodalité catalane n’est donc pas résolument différente de la féodalité du nord de la Loire. Si elle accorde d’avantage de place à l’écrit, elle repose elle aussi fondamentalement sur l’échange du fief contre la fidélité et le service qui institue des obligations réciproques entre le seigneur et son vassal. Mais l’exemple catalan est relativement isolé, surtout au XIème siècle. Des documents comme la lettre de Fulbert de Chartres à Guillaume d’Aquitaine ou la lettre du comte Eudes de Blois au roi Robert le Pieux montrent qu’ailleurs, les seigneurs avaient beaucoup plus de mal à faire respecter leurs devoirs à des vassaux que n’effrayait pas la commise du fief, que leurs seigneurs n’avaient pas les moyens effectifs de mettre en œuvre. Hormis dans quelques espaces spécifiques (Catalogne, Anjou, cœur du comté de Flandre), il faut attendre le XIIème siècle pour que le droit féodal soit vraiment respecté et que les princes aient, partout, des capacités de contrôle de leurs vassaux comparables à celles qui apparaissent dans ce texte.
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Baudouin V, comte de Hainaut, vu par son chapelain Gislebert de Mons
08/02/2007 01:30
Ce texte s’intéresse à l’échelon supérieur du monde féodal, celui des principautés territoriales, au sein desquelles les princes, comtes et ducs, agissent de façon autonome.
Nature de la source :
Une chronique : récit historique qui, au contraire des Annales, fait l’objet d’une construction élaborée. Le récit semble construit chronologiquement, par année, mais en réalité, c’est l’aspect thématique qui prime (ici deux thèmes : la largesse et les tournois).
La chronique se distingue de la chronique universelle et de l’histoire par sa dimension locale, alors que les deux autres relatent l’histoire du monde. Elle conserve en outre un cadre chronologique formel qui disparaît dans l’histoire, organisée en chapitres.
Cette Chronique de Hainaut a une dimension familiale, dynastique. C’est en fait la Chronique de la famille de Hainaut, branche cadette des comtes de Flandre. Ce genre de la chronique familiale est en vogue au XIIème siècle : les grands lignages nobles, implantés dans leurs seigneuries ou principautés depuis plus de cent ans (= 3 génération, limite de la mémoire humaine) font consigner leur histoire pour conserver le souvenir des hauts faits de leurs ancêtres et justifier leur position, en particulier face au renouveau du pouvoir royal. Les deux plus célèbres sont la Chronique des Comtes d’Anjou, (c. 1120) vouée à la gloire de la dynastie Plantagenêt, et l’Histoire des Comtes de Guînes et Seigneur d’Ardres (c. 1200) de Lambert d’Ardres (v. intro des documents sur la motte castrale). En général, ces histoires sont écrites par un clerc proche de la famille dont elle rapporte les exploits.
L’auteur : C’est le cas ici, puisque Gislebert de Mons était le chapelain de Baudouin V de Hainaut. On en sait guère plus sur lui, sinon qu’il était originaire de la ville de Mons, en Belgique, ou de Mons-en-Pévèle, au sud de Lille.
Date : Il écrivit sa chronique entre 1180 et 1190 à la demande de Baudouin V et l’acheva sous son fils Baudouin IX de Flandre. Les faits rapportés sont datables de 1171-1172 (remarquer le changement d’année à Pâques), qui sont les deux premières années du gouvernement de Baudouin, sont père Baudouin IV étant mort en 1171. Le récit est donc proche des faits, quasi-contemporain, et factuellement fiable. Mais il comporte un fort parti-pris en faveur de Baudouin, présenté comme un véritable héros.
Contexte : Depuis 1070, deux branches de la même famille occupaient les comtés de Flandre et de Hainaut. Les comtes de Hainaut, issus du fils cadet de Baudouin IV de Flandre, et titulaire d’une principauté moins importante que le puissant comté de Flandre, demeurèrent dans la dépendance de leurs cousins dont ils étaient vassaux. Baudouin V, qui avait hériter d’une habile politique d’alliance politique et matrimoniale de son père, reçut en héritage non seulement le Hainaut, mais aussi les comté de Namur et de Vermandois (région de Saint-Quentin). En 1180, il maria sa fille Isabelle au roi Philippe II Auguste. Enfin, en 1191, suite à la déshérence de la branche aînée, il recueillit le comté de Flandre, devenant Baudouin VIII de Flandre et réunifiant les deux principautés familiales. Son fils Baudouin IX devint ensuite empereur de Constantinople (1205).
Dans une société où, hors du domaine royal, le pouvoir est aux mains des princes territoriaux, Baudouin apparaît donc comme un homme puissant qui fait accéder son lignage aux plus hautes dignités et tire sa revanche de la branche aînée flamande.
Bilan critique : Quand Gislebert raconte son histoire, il ne se borne donc pas à rappeler la vie d’un homme aussi puissant soit-il, mais il narre le destin d’un héros qui porte le comté de Hainaut à son apogée. Même si les faits rapportés dans le texte sont antérieurs à ces succès, il se doit donc de montrer que, dès sa jeunesse, Baudouin fut un prince idéal, et que cette perfection justifierait sa réussite à venir.
Analyse : Gislebert nous rapporte donc les premiers mois du gouvernement de Baudouin, nous dressant au passage son portrait. Il montre comment il prête hommage à ses seigneurs pour la succession de son fief, tout en assurant son pouvoir par une série d’actes de prestige (banquets, participation à des tournois) qui ont pour but de souder ses vassaux et ses chevaliers autour de lui.
Problématique : ce texte permet ainsi d’étudier le fonctionnement de la société féodale, fondée sur des liens personnels et sur une éthique spécifique, issue des usages aristocratiques et de la vie chevaleresque.
Plan : Pour comprendre l’action de Baudouin, il faut d’abord étudier son cadre en montrant que le texte témoigne du morcellement de l’autorité publique, que ne peuvent compenser que les liens féodo-vassaliques et familiaux, ciments des relations politiques, or ceux-ci reposent également sur un mode de vie caractéristique qui est celui des nobles et des chevaliers.
I- Le morcellement de l’autorité publique.
Le texte fait apparaître une série de personnages et de lieux qui donnent une image de l’organisation de la société au XIIème siècle, au moment ou le système féodal, bien établi, atteint son apogée.
A- Le comte de Hainaut : un prince de rang moyen.
Il apparaît comme un prince qui administre son comté de façon très autonome :
l. 3 : il peut distribuer des fiefs pris sur ses terres.
Dernier § : il peut faire la guerre.
Baudouin se livre en outre à une imitatio regis (comportement inspiré de la pratique des rois carolingiens dont les princes ont accaparé les droits publics au Xème siècle) :
- l. 5-8 : c’est un bon chrétien qui protège les pauvres (captation du ministère royal).
- Il a une cours où il rassemble ses fidèles : « grandes assemblées » (texte latin : « in magnarum celebrationem curiarum » m. a m. : dans les célébrations des grandes cours) : les « cours » sont les cours de justices, les plaids comtaux.
li. 11 : cour de Valenciennes, où il réunit tous ses vassaux (« 500 chevaliers »), sorte d’assemblée générale qui fait office de manifestation publique de sa puissance. Cette « cours comtale » se réunit à date fixe pour les grandes fêtes religieuses (Noël, Pâques, Pentecôte).
- Cette cour est organisée sur le modèle royal : le comte à des officiers (sénéchal, échanson) et des « serviteurs » (lat. servientes, ceux qui accomplissent un service), qui ne sont pas des domestiques, mais des nobles accomplissant un service à la cour du comte.
Il a également une chapelle, puisque l’auteur du texte était son chapelain et, en tant que spécialiste de l’écriture, sans doute aussi le chef de sa chancellerie.
Un autre personnage de rang équivalent à celui de Baudouin apparaît dans le texte, c’est le comte Guy de Nevers, qui est vassal du duc de Bourgogne.
Baudouin, lui aussi, n’est pas totalement indépendant : il prête hommage à des personnages plus puissants que lui.
B- Ducs, évêques et rois : les suzerains.
« L’hommage dû pour le Hainaut » : le comté n’est pas la pleine propriété de Baudouin, c’est un fief « tenu de son cousin Raoul, l’évêque de Liège ». L’évêque de Liège, comme souvent dans l’empire germanique, est également comte (comte-évêque de Liège) et est seigneur des terres situées :
- au sud de l’actuel département du Nord ;
- au sud de l’actuelle Belgique (+ ou – Wallonie) ;
- au Luxembourg.
Baudouin lui prête hommage (= fidélité du vassal envers son seigneur, en échange de laquelle le vassal reçoit son fief) pour son comté principal = hommage lige (supérieur aux autres). A l’origine, le Hainaut était un fief de Flandre. En en transférant l’hommage au comte-évêque de Liège au début du XIIème siècle, les comtes de Hainaut ont assuré leur indépendance à l’égard de leurs cousins flamands.
« Henri, roi des Anglais … et lui fit hommage » : Henri II Plantagenêt est un roi placé au sommer de la pyramide féodale, et à qui Baudouin prête également un hommage secondaire.
Gislebert néglige toutefois de parler de deux autres seigneurs de Baudouin :
- le comte de Flandre, son cousin, est aussi son seigneur dont il tient en fief le Vermandois, l’Avesnois et les seigneuries qui font la limite entre la Flandre et le Hainaut (Pévèle).
- Le roi de France, son suzerain (seigneur du seigneur) à qui Baudouin prête un hommage indirect par l’intermédiaire du comte de Flandre.
ð la situation est donc plus complexe que ne le laisse imaginer le texte, car Baudouin prête en fait trois hommages, et est arrière-vassal ou vassal de trois souverains : le roi de France (par l’hommage au comte de Flandre), l’empereur de Germanie (par l’hommage au comte évêque de Liège) et le roi d’Angleterre (par hommage direct).
ð Ces hommages croisés, qui rendent difficile de déterminer qui est son seigneur lige, lui permettent d’assurer son autonomie par rapport à ses différents princes.
Le texte nous montre un autre de ses grands princes qui reçoit l’hommage des comtes : leduc de Bourgogne.
C- Vassaux et chevaliers au service des princes.
Á l’autre extrémité de la pyramide féodale, on trouve les simples seigneurs et chevaliers qui sont vassaux du comte de Hainaut :
- des seigneurs titrés (d’Aunoit (=Aulnoye), de Landast).
- une masse anonyme confondue sous les termes « chevaliers » et « serviteurs ».
Cela constitue à la distinction entre ceux qui, par leur service (« les bons chevaliers… », ont mérité un fief = vassaux fieffés, et ceux qui accomplissent leur service dans l’entourage du comte = chevaliers.
Les vassaux fieffés portent un titre qui est le nom de la seigneurie qu’ils tiennent en fief (ici Aulnoye-Aimery, au sud de Valenciennes, et Landas, au Nord de la ville). Le maillage du territoire en seigneuries apparaît à l’occasion des tournois, car en général, ceux-ci se tiennent toujours à la limite entre deux seigneuries. Chaque nom de lieu cité dans le texte est donc une seigneurie :
- parfois la limité est matérialisée par un obstacle naturel : « le gué de Lizy » = passage sur la rivière Ourcq).
- pour deux seigneuries, Bussy et Rougemont, on sait que la seigneurie est centrée sur un château (seigneurie châtelaine).
- dans un cas, Châlons, la seigneurie est une ville (seigneurie urbaine).
Une seigneurie peut être isolée, former un fief à elle-seule (Aulnoye, Landas) ou appartenir à un ensemble plus vaste (« domaine du comte de Nevers » = l’ensemble des seigneuries qu’un prince territorial administre directement, sans les donner en fief, comme Valencienne pour le comte de Hainaut).
Le fondement de ce système politique qui assure la cohésion entre seigneurs et vassaux est donc le fief, et le lien qu’il crée entre celui qui le donne et celui qui le reçoit.
II- Les liens féodo-vassaliques et familiaux.
La circulation des fiefs instituent des relations d’autant plus complexes que seigneurs et vassaux sont également liés par des relations familiales qui renforcent les engagements féodaux.
A- Les liens féodo-vassaliques :
Trois degrés de hiérarchie :
Les suzerains (seigneurs de seigneurs)
Les seigneurs (prêtent hommage aux suzerains et reçoivent l’hommage de leurs vassaux)
Les vassaux (prêtent hommage et n’ont pas de vassaux)
NB : on utilise souvent comme des synonymes les mots suzerains et seigneurs, afin d’éviter la confusion entre le système féodal (relations entre nobles) et le système seigneurial (domination du seigneur sur les non-nobles).
« Alla prêter l’hommage dû pour le Hainaut… » « se rendit auprès d’Henri, roi des Anglais… » : Baudouin se rend librement auprès de ses suzerain. L’hommage, rite par lequel le vassal jure fidélité et s’engage à servir son seigneur, et en échange duquel il reçoit son fief, est un engagement libre et sans contrainte. Ce qui explique qu’un même prince ou seigneur puisse prêter hommage à plusieurs personnes, car son suzerain lige ne peut pas l’empêcher de jurer fidélité à un autre.
Les relations d’hommage sont complexes : on a vu que Baudouin prête hommage à trois suzerains différents. « Henri roi des Anglais et duc d’Aquitaine et de Normandie » : Henri Plantagenêt était comte d’Anjou, par mariage avec Aliénor, seule héritière du duché, il est devenu duc d’Aquitaine. Par héritage, il est devenu en 1162 roi d’Angleterre, hors depuis 1066 (conquête de Guillaume, v. séance du 16/02), le roi d’Angleterre est aussi duc de Normandie. Il est donc suzerain en Angleterre, mais prête hommage au roi de France pour ses principautés de Normandie, d’Aquitaine et d’Anjou.
Par ses hommages, Baudouin tient donc des fiefs de trois personnages différents, et lui-même remet des fiefs à « ses bons chevaliers » => explique mécanique des hommages multiples : Baudouin, pour avoir toujours des fiefs à fournir à ses vassaux sans lui-même s’affaiblir en réduisant son domaine, a besoin de trouver sans cesse de nouvelles seigneuries et de nouvelles sources de revenus. Que sont alors ces fiefs tellement recherchés ?0
B- Le fief et sa transmission :
A l’origine, le fief résulte d’une évolution du bénéfice carolingien. Comme lui, c’est une terre concédée en échange du service et de la fidélité du vassal. Mais au contraire du bénéfice, il est héréditaire, patrimonial est constitue la pleine propriété du vassal qui le tient. (le seigneur ne peut le reprendre qu’à certaines conditions très précises, v. Convention féodale en Catalogne).
Un fief peut être de dimensions très variables : certains sont des principautés immenses, comme l’Aquitaine, la Bourgogne, que leurs ducs tiennent en fief du roi de France. D’autres sont à l’échelle d’un département moderne, comme le comté de Hainaut. La plus grande partie, enfin, sont constitués d’une unique seigneurie équivalente à une commune actuelle (Saint-Obert, Landas, Aulnoye).
Lors de la cérémonie de l’hommage, le vassal reçoit un objet symbolique qui représente son fief (une motte de terre, une bannière, une clé…).
« de droit héréditaire » ; « ainsi que son père avait tenu le même fief du même roi » : Le vassal a la propriété héréditaire de son fief. L’héritier doit renouveler l’hommage = reprise de fief (ce que fait Baudouin dans ce texte), mais le suzerain ne peut l’empêcher d’en hériter, puis de le transmettre à ses enfants.
Obtention et transmission des fiefs :
- le fief est transmis héréditairement par filiation patrilinéaire directe (de père en fils par droit d’aînesse). Il ne peut être divisé entre les héritiers, seul l’aîné le reçoit.
- En l’absence d’héritier mâle, il peut être transmis par mariage : Arnoud de Landas, en épousant la femme de Gilles d’Aulnoye, mort sans héritier, reprend sa charge héréditaire d’échanson. C’est également par ce biais que Baudouin époux de la fille du comte de Flandre, reçoit se comté à la mort du comte sans héritier, en 1191.
- « distribution de fief aux bons chevaliers » : tous les vassaux ne sont pas fieffés. Les meilleurs chevaliers reçoivent, à l’issu de leur service, une terre en fief, soit par don du seigneur, soit par mariage avec une héritière. => moyen de les motiver à servir le mieux possible leur seigneur.
Le texte témoigne de deux évolutions qui interviennent au XIIème siècle : pour préserver leurs domaines, les princes développent de nouvelles formes de fiefs pour récompenser leurs fidèles sans amenuiser leur patrimoine foncier :
- « et tous les serviteurs de droit héréditaire » : offices héréditaires : au lieu de concéder une terre, le comte concède des charges héréditaires à sa cour, accompagnée d’un revenu.
- « lui fit hommage pour 100 marcs sterling de bon poids » (le marc est une unité de poids utilisée pour mesurer la masse de l’or et de l’argent ; sterling vient de l’Angevin « esterlin » qui désignait la monnaie d’argent des comtes d’Anjou qui, avec l’accession d’Henri II au trône d’Angleterre, devient la monnaie du royaume d’Angleterre, 100 marcs sterlings représentent donc une forte quantité d’argent) = fief monétaire. Au lieu d’une terre, le suzerain concède à son vassal une somme d’argent annuelle pour son entretien.
C- L’importance des liens familiaux : hypergamie et alliances :
Ces liens féodaux complexes et très entremêlés sont doublés et renforcés par des liens familiaux.
v. table généalogique.
ð les liens féodaux et familiaux doivent assurer la cohésion de la société. Mais le seigneur doit aussi, par son comportement, s’attacher ses vassaux et les souder autour de lui.
III- Ethique chevaleresque et modes de vie aristocratique.
Le texte décrit Baudouin de Hainaut comme un prince idéal dont le comportement, à la fois conforme au code aristocratique et marqué par la bravoure chevaleresque, fait un bon administrateur de son comté et un valeureux chef de guerre.
3 grands moments assurent la rencontre du comte et de ses chevaliers, qui sont pour lui 3 occasions de les souder autour de lui pour garantir leur fidélité et la cohésion de son comté :
- la cour féodale et le festin (assemblée de Valenciennes)
- les tournois
- la guerre
A- Festins et grandes assemblées : une mise en scène des hiérarchies.
La description du festin de Valenciennes met en valeur deux traits essentiels :
- la commensalité : le seigneur nourrit ses vassaux et chevaliers et les accueille à sa table. Cette commensalité est étendue symboliquement à tout le peuple du comté, par l’aumône du seigneur qui offre les reliefs du repas aux « pauvres » = les faibles, ceux qui sont sous sa protection.
- L’hospitalité : le seigneur accueille ses vassaux dans son palais de Valenciennes.
ð le comte fait preuve de largesse à leur égard : « à ses dépens », « d’importantes dépenses », or la largesse est par excellence une vertu aristocratique : le noble affirme sa puissance et sa richesse en distribuant largement à ses inférieurs, preuve qu’il ne manque de rien. Il fait servir du vin, boisson noble par excellence dans un pays de buveurs de bière. Enfin, il affirme par là sa supériorité sociale : il peut donner à ses vassaux plus qu’ils ne pourront jamais lui rendre, sinon par leur service.
ð Le festin est donc un cadre propice à la mise en scène des hiérarchies, avec au sommet le comte et la comtesse (associée à son pouvoir car d’un rang supérieur à lui, puisqu’elle est la fille de son suzerain), puis les officiers de la cour, les chevaliers servants, et enfin les simples chevaliers. La puissance et la richesse distinguent le comte des simples seigneurs et chevaliers et justifient sa position sociale dominante.
Mais pour assurer la cohésion de l’ensemble, le comte se doit aussi de partager avec eux des valeurs et des plaisirs communs, issus du monde chevalesresque.
B- Les tournois.
A la fin du XIIème siècle, il y a une véritable équivalence entre noblesse et chevalerie : le chevalier est forcément noble, et le noble se doit d’être un bon chevalier.
La grand’messe de la chevalerie est le tournoi, auquel le comte de Hainaut participe à plusieurs reprises au cours de sa première année de gouvernement. Ce sont des exercices violents, par lequel les chevaliers s’entraînent à la guerre.
Les tournois au XIIème siècle sont encore des mêlées mettant aux prises des troupes de chevaliers groupées autour de leur prince, qui le mène au tournoi comme il les commande à la guerre. Le but n’est pas de tuer, mais de capturer l’adversaire pour s’emparer de ses armes et tirer rançon. Pour les vainqueurs, les tournois sont donc une occasion de s’enrichir, mais aussi d’acquérir prestige et renommée. Les grands tournoyeurs jouissaient d’une renommée internationale, comme Guillaume le Maréchal, surnommé « le meilleur chevalier du monde ». Pour un prince territorial comme Baudouin, les tournois sont donc une façon efficace pour maintenir leurs chevaliers prêts au combat, acquérir gloire et prestige et souder leurs vassaux en leur redistribuant le butin et les rançons prises sur les vaincus.
Mais le tournoi peut entraîner des combats réels, comme dans l’épisode du combat entre Baudouin et le comte de Nevers, en particulier lorsque l’honneur de l’un des participants est attaqué.
C- Une société d’honneur.
« valeur et réputation » = les deux éléments constitutifs de l’honneur, que le noble et le chevalier se doivent d’accroître et de conserver. L’honneur est la valeur noble par excellence et le fondement de l’éthique chevaleresque.
Le chevalier, guerrier professionnel, recherche d’abord la gloire. Et le comte, qui mène ses chevaliers au tournoi et à la guerre, se doit d’être un chevalier irréprochable. Ils se doivent donc de réagir contre toute atteinte à l’honneur qui pourrait leur faire perdre la face. Cela explique la réaction de Guy de Nevers à la provocation de Baudouin V, qui très vite dégénère en un véritable conflit entre les deux hommes.
De même, Gislebert insiste, parmi les qualités de Baudouin, sur sa courtoisie envers ses chevaliers : en ne leur parlant jamais mal, en ne les insultants pas, en les traitants pas comme des non-nobles (« grossiers ou inconvenants »), il ne porte pas atteinte à leur honneur.
Les chevaliers et le comte partagent donc des valeurs communes :
- la vaillance au tournoi et à la guerre : le comte Baudouin fait preuve de « prudence et de courage », la prudence étant la qualité du stratège et le courage celle du combattant. Dans ke récit que donne Gislebert de l’escarmouche avec Guy de Nevers, il se trouve seul contre tous, comme en échos au culte de l’exploit des chansons de gestes, qui chantent les exploits des chevaliers.
- Le christianisme (fin du 1er §) : le chevalier est d’abord un bon chrétien.
Conclusion :
La pyramide féodale, malgré la complexité induite par les hommages multiples, assure efficacement l’administration des populations et la cohésion de la société du XIIème siècle, en plaçant le pouvoir entre les mains d’un groupe dominant, la noblesse, soudée par des valeurs et un éthique commune. Mais ce modèle est remis en cause, autour de 1200, par le renouveau du pouvoir royal. Ainsi Gislebert de Mons nous présente-t-il un bel exemple de ce que furent les principautés féodales, mais le comte idéal dont il nous dresse le portrait est aussi l’un des derniers grands princes, avant que le roi ne viennent brider leur pouvoir et leur autonomie au XIIIème siècle.
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Le château à Motte
07/02/2007 01:15
Illustration : le donjon de Gisors (Essone), édifié au début du XIIème siècle au sommet d'une motte. Le donjon d'Ardres décrit par Lambert (texte 4) devait offrir une grande ressemblance avec celui-ci.
L’énorme majorité des seigneuries qui se multiplient à la fin du Xème et au début du XIème siècle couvrent un territoire qui n’excède guère celui d’une commune moderne. En leur centre, le château du seigneur les symbolise à tel point que ces petites seigneuries qui constituent la base de l’organisation féodale sont appelées châtellenies et leurs seigneurs, des châtelains.
Quatre documents nous permettent d’appréhender l’évolution du château, cœur de la seigneurie, de l’apparition des premières mottes au Xème siècle à l’apparition du château fort au XIIème siècle.
- 2 textes historiques relatifs à la région des Flandres aux XIème et XIIème siècles :
- Le premier relève du genre hagiographique, puisque c’est un extrait de la vie d’un saint évêque de Thérouane écrit par un clerc du chapitre de sa cathédrale. L’auteur, contemporain des faits, nous livre un texte très descriptif qui ne pose pas de problèmes d’interprétation.
- L’autre est un extrait d’une chronique familiale, l’Histoire des Comtes des Guînes et des Seigneurs d’Ardres, de Lambert d’Ardres, un clerc lui-même issu d’une branche cadette de la famille de Guînes qui tenait les archives de la famille. Il écrivit vers 1200 une œuvre à la commande de son cousin, le comte Arnoul de Guînes, magnifie le lignage qu’il sert et illustre ses droits sur les terres qu’il gouverne, les seigneurs d’Ardres étant parvenu, par une habile patrimoniale, à devenir Comte de Guînes. Ce projet transparaît dans le style très hyperbolique du 1er paragraphe, avec une pédanterie typique de Lambert qui aime à poser en bon connaisseur de la culture antique. Le reste du texte, très descriptif, est plus fiable. Lambert écrivit environ 80 ans après les faits, mais le donjon qu’il décrit existait encore et lui-même y a vécu.
ð deux textes relativement fiables, qui pêchent surtout par leurs approximations dans le domaine technique (pas de dimensions, phrases du type « disposés aux endroits voulus »)
- 2 images :
- une représentation médiévale d’un motte sur la tapisserie de Bayeux (XIème siècle) : la représentation est contemporaine de l’époque des mottes, mais pose des problèmes d’interprétation en raison des codes figuratifs en usage alors (absence de perspective et d’échelle, disproportion entre les différents éléments).
- Une reconstitution moderne d’une motte de la fin du XIème siècle fouillée au Pays-Bas. C’est donc une extrapolation à partir de découvertes archéologiques qui donne une bonne idée d’ensemble mais n’est pas forcément fiable dans le détail.
Au Xème siècle, les princes territoriaux avaient appuyé leur pouvoir sur la réoccupation des palais et curtes carolingiens, qui ont été fortifiés dès l’époque des invasions normandes pour former des sortes de manoirs ou de maisons fortes que des châteaux à proprement parlé. Il fondent des castra et des castella, petites fortifications destinées à bloquer les raids vikings, qu’ils confient à leurs vassaux.
Á la fin du Xème et au début du XIème siècle, la « crise châtelaine » des principautés voit un émiettement extrême du pouvoir, chaque petit seigneur accaparant les droits publics autour de son château. Parallèlement, les sources signalent la multiplication des castra et des castella dans les campagnes européennes. Ces fortifications apparaissent comme la base du pouvoir des nouveaux seigneurs. Ce sont les mottes seigneuriales.
D’abord très sommaires, une simple butte de terre munie de palissades, elles se renforcent, s’entourent de fossés, se munissent de tours. Les enceintes se multiplient, et la pierre apparaît dans la construction de la tour placée au centre de l’ensemble, jusqu’à donner naissance au donjon de pierre qui se généralise au XIIème siècle et évolue à son tour vers le château fort.
Ces documents nous permettent donc d’étudier l’évolution de la motte (doc. 1) au donjon (doc. 4), du site défensif au lieu de vie et de pouvoir, pour saisir comment se met en place un symbole du pouvoir seigneurial.
I – La structure de la motte et son évolution.
A- Une structure simple et facile à édifier.
v. schéma sur transparent et comparaison doc 1 et doc 2.
=> motte = d’abord une butte de terre entourée d’une palissade avec une tour qui sert également de logis au sommet.
B- Une structure de plus en plus complexe :
Doc. 3 : apparition de nouvelles enceintes au sommet et autour du village installé au pied de la motte. Ce site correspond tout à fait à la description que donne Lambert d’Ardres du site d’Ardres vers 1120, dans le passage qui précède immédiatement le texte 4. Le site d’Husterknupp correspond donc à ce que Lambert appelle le castrum, le château. La motte constitue toujours la partie essentielle de l’ensemble et est coiffée d’une maison forte, mais qui garde encore plus un aspect de logis que de forteresse. C’est à sa place qu’est édifié le donjon décrit dans le texte 4. Cette importance de la maison forte au sommet de la butte est également soulignée par le doc. 2.
C- Un site défensif :
Doc. 2 : importance de la forteresse au sommet, qui associe le bois (la palissade) et la pierre (tour), que l’artiste a rendus par deux figurés différents. Il a en outre accentué son rôle en la figurant proportionnellement plus grande que le reste du dessin, au mépris de l’échelle (procédé courant dans l’art médiéval pour mettre en valeur un élément).
ð insister sur ce qui est la fonction première de la motte.
II- Les fonctions de la motte :
Le texte 1 affirme que l’on édifiait au sommet de la motte une « maison ou plutôt une forteresse », ce qui souligne la double fonction de la motte, à la fois lieu de vie et site défensif.
A- Une fonction avant tout défensive :
Le texte 1 affirme que la motte sert « pour se protéger », précisant que l’on édifiait au sommen « une forteresse ». Les doc 2 et 3 montrent un ensemble de murailles, fossés, tours et palissades destinés à défendre le site, auxquels il faut ajouter le pont mobile ou amovible (pont-levis) qui permet d’en interdire l’accès. Enfin, le texte 4 nous apprend que des « sergents et des gardes » y résident de façon permanente. La motte castrale a donc d’abord une fonction militaire défensive. C’est un site destiné à accueillir des hommes d’armes et à soutenir un siège, d’où le perfectionnement continuel des protections (passage de la rampe d’accès (doc 2) au pont-levis (doc 3) et l’apparition progressive de la pierre de construction (doc. 2 et 4).
Les 1ères mottes, au Xème siècle, étaient des forteresse souvent provisoires (d’où leur grande simplicité) destinées à ralentit la progression des raids vikings, hongrois ou sarrasins. Leur construction rapide permettait de les ériger où le besoin s’en faisait sentir pour abriter les populations et créer des points de fixation qui ralentissaient l’ennemi, dont la vitesse d’action était le principal avantage. Elles incarnent bien le rôle fondamental pris par les aristocrates locaux dans la défense des populations, qui leur permet d’accroître leur pouvoir.
Pourtant, quand les mottes se multiplient, à partir de la fin du Xème siècle, les dangers extérieurs ont disparu. Elles servent alors surtout à se protéger des agressions des seigneurs voisins ou des expéditions de représailles des suzerains tentant de reprendre le contrôle de leurs vassaux émancipés. (Lambert d’Ardres raconte comment, vers 1080, le seigneur d’Ardres, enfermé dans sa motte, repoussa l’attaque du comte de Guînes venu tenter de l’obliger de renoncer à l’exercice des droits publics sur son fief). L’apparition d’un véritable art de la guerre chez les chevaliers explique le renforcement des défenses que l’on observe au doc. 3.
Mais le caractère de plus en plus complexe des sites castraux correspond aussi à l’apparition de nouvelles fonctions.
B- Un lieu d’habitation :
De simple site défensif provisoire, la motte devient, avec la « révolution châtelaine », une implantation permanente où le seigneur réside. Le texte 4 nous apprend qu’ « Arnould fit construire une grande et belle maison » constituée de 3 niveaux qui accueillent des réserves, une grande salle et des cuisines et des chambres. Cela confirme que l’on a bien à faire a un lieu de vie.
Lambert ne présente pas le donjon comme une forteresse, mais comme une habitation, la fonction militaire n’étant évoquée que brièvement, à le fin du texte, par la présence des « sergents et gardes ».
Si l’on met ce texte en parallèle avec le doc. 3, on observe que le donjon n’a plus, au début du XIIème siècle, un fonction immédiatement défensive car il n’est pas directement menacé en cas d’attaques, grâce au développement du système des enceintes multiples et à l’apparition du pont-levis.
De plus, on observe que le donjon n’est pas le seul lieu de vie dans l’ensemble castral : le village dominé par le seigneur est inclus dans les fortifications.
Malgré tout, le donjon reste un espace étroit, où règne la promiscuité (texte 3 : le niveau supérieur du donjon est partagé par les fils et les filles du seigneur et les chevaliers et gens d’armes) et qui reste peu confortable (une seule cheminée pour tout le donjon).
ð Ces deux seules fonctions défensives et résidentielles ne peuvent expliquer à elles-seules l’évolution du château du Xème au XIIème siècles.
III- Un lieu de pouvoir qui fixe la population.
A- Le Château, apanage des puissants :
« Tous les hommes les plus riches et les plus nobles de la région » (texte 1) = les seigneurs, ceux qui possèdent la terre et se sont appropriés, localement, l’exercice du ban et des droits publics.
Le doc 2 représente une cité ancienne (Rennes a été fondée par les Romains sur le site d’un oppidum gaulois) sous la forme d’une motte castrale, ce qui montre bien que ce type de forteresse était devenu, au XIème siècle, un symbole de puissance.
B- L’encellulement :
Sur qui s’exerçait cette puissance ? Le doc 3 nous montre l’inclusion de l’habitat paysan rassemblés par le seigneur à proximité du château, dans la forteresse. Ce rassemblement, qui pouvait être spontané (ex. en Provence, on observe à la fin du Xème siècle l’abandon des habitats dispersés du Haut Moyen Âge et le rassemblement de la population autour des château créé par les seigneur au sommet d’éperons rocheux. Or, dans la même période, la recrudescence des raids musulmans incitaient ces populations à rechercher une protection), fut aussi parfois le résultat d’une contrainte seigneuriale (Lambert d’Ardres raconte que le premier seigneur d’Ardres, après avoir fondé sa motte, obligea les habitants des villages environnants à venir se rassembler autour).
Ce processus de regroupement de l’habitat autour des mottes et châteaux a été appelé par les historiens « encellulement » (chaque seigneurie forme une cellule autonome autour de sa forteresse) ou « enchatellement ».
Il offre une protection aux habitants à l’époque où les guerres privées entre seigneur font rage, mais il permet aussi à chaque seigneur de mieux contrôler les paysans.
Le château devient ainsi le symbole de la domination du seigneur sur la communauté qu’il contrôle.
C- Un centre de gestion et de mise en scène du pouvoir seigneurial.
Le donjon, tel qu’il est construit à Ardres vers 1120, a donc d’abord une fonction de représentation du pouvoir seigneurial : plus haut (trois étages, au lieu de la construction de plein pied du doc 3), plus massif et plus coûteux que la tour de bois, il concentre les expressions de ce pouvoir :
- foncier : le rez-de-chaussée, avec ses réserves de grains, de boissons, … mais aussi d’animaux sur pied, est un centre de collecte et de gestion des prélèvements seigneuriaux.
- Politique et judiciaire : la « grande chambre » du deuxième étage est à la fois le logement privé du seigneur et un espace de réception public où se tiennent assemblées et procès. De façon significative, les cuisines y sont adjointes, où l’on prépare la nourriture quotidienne, mais aussi les « plats délicats destinés au seigneur » et servis dans les banquets qu’il offre. De plus la mention « porcs et volailles grasses toujours prêts à être mangés » insiste sur l’abondance, signe de richesse et de noblesse, qui règne à la table du seigneur. Cela confirme la fonction de réception de la grande salle, qui est aussi un lieu de repas collectifs ou le seigneur affirme son pouvoir en offrant à manger aux gens de sa maison.
- Militaire : « les sergents et gardes toujours prêts à intervenir » sont les vassaux du seigneur logés à ses frais et qui défendent la forteresse en cas d’attaque, mais assurent aussi, en temps de paix, une forme de police en son nom.
Symbole de pouvoir et lieu de gestion quotidienne de la seigneurie, le château en est donc le centre et exprime concrètement la puissance du seigneur sur les villageois vivant à son pied.
Conclusion :
Le château à motte reste néanmoins un phénomène propre aux pays de plaines, privés d’éminences naturelles. Ailleurs, collines, monts et éperons rocheux accueillirent les forteresses. Mais partout, on observe la même évolution du site défensif autour duquel la population se rassemble en lieu de pouvoir qui matérialise la domination seigneuriale. Mais parallèlement, le passage à la construction en pierre, plus coûteuse, et l’apparition de fortifications plus complexes conduit à l’abandon, au XIIème siècle, des plus petites mottes, dont les seigneurs n’ont pas les moyens de ces investissements. Ceux-ci deviennent les chevaliers des princes, tandis que l’apparition du château fort, à la fin du XIIème siècle, marque la réussite des seigneurs les plus puissants, des princes territoriaux et le retour des rois (Le Louvre, Château Gaillard). Malgré tout, jusqu’à la Révolution de 1789, le château continue, dans les provinces françaises, à marquer la domination du seigneur.
Commentaire de rHrqSbauixKa (17/06/2009 09:06) :
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Commentaire de emma69700 (10/12/2014 23:41) :
On ne voit pas très bien l'image sur les liens vassaliques du début! Est il
possible de la commenter ou de la re-poster en moins floue car elle est
illisible et c'est dommage! :) merci beaucoup
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La seigneurie
02/02/2007 03:02
Seigneurie foncière, banale et justicière.
Attention ! il faut bien distinguer le système seigneurial, qui concerne les relations entre les seigneurs (nobles) et leurs dépendants roturiers (surtout paysans), et le sytème féodal (ou féodo-vassalique), qui concerne les relations entre les nobles entre eux. Le vocabulaire est piégeur, car les deux systèmes ont en commun le terme seigneur qui, dans le premier cas, désigne le chef politique d'une seigneurie, et dans le second, celui qui est supérieur au vassal.
Il ne faut donc en aucun cas dire qu'un paysan est vassal de son seigneur, ce serait un grave contre-sens. En-effet, si la relation féodale est librement consentie, la relation seigneuriale est imposée. Le vassal est donc libre, alors que le paysan est placé dans l'étroite dépendance de son seigneur, dont il peut même être l'esclave (serf).
La Seigneurie est une réalité qui s’exprime sur trois niveaux :
v. G. Duby, Guerriers et Paysans (VII°-XII° siècle) Premier Essor de l’économie Européenne, Gallimard Tel, Paris, 1973, p. 191-200 (Présentation des cadres généraux).
L’Histoire, n° 205, décembre 1996, p. 22- 47, et + particulièrement p. 24-31 (synthèse sur la seigneurie de Ph. Contamine), p. 34-37 (entretien avec G. Duby) et p. 40-43 (entretien avec D. Barthélemy).
- une réalité économique : la seigneurie = d’abord un ensemble de terres qui appartiennent au seigneur qui en possède la propriété éminente et qui les exploite en faire valoir direct ou indirect. Crée des relations économiques entre le proprio et le paysan qui met en valeur la terre. Relations exprimées par les prélèvements que le seigneur effectue sur le paysan en échnage de la concession de la terre. 2 modalités :
ð prélèvement classique sur le fruit du travail : le paysan a la propriété utile de la terre : il la met en valeur et verse une part des récoltes en reconnaissance de la propriété éminente du seigneur, en espèce = cens recognitif (~ loyer, mais relation <>, puisque système admet deux propriétés hiérarchiquement inégales, somme fixe proportionnelle à la superficie de chaque exploitation), ou en nature = « redevances à part de fruit » (champart, terrier, etc… proportionnels à l’étendue mise en valeur et à la récolte.) => prélèvements économiques qui permettent au seigneur de tirer profit de ses terres (système classique du faire-valoir indirect).
ð prélèvement seigneurial sur la force de travail : pour assurer la mise en valeur en faire-valoir direct d’une part de ses terres, la réserve, le seigneur recours à deux mode de prélévement sur ma force de travail : les paysans non-libres (serfs, en lat. servi , ou + svt mancipia) mettent en valeur la réserve au nom du seigneur, ne conservant que ce qui est nécessaire à leur subsistance et au paiement de redevances symboliques qui marquent leur condition servile (manumission, chevage… redevance qui renvoient aussi à d’autres formes de la seigneurie, v. infra). Les paysans libres doivent au seigneur un nombre donné de jours de travail sur la réserve = la corvée. => prélèvement + lourd car ils pénalisent le temps de travail consacré à l’exploitation individuelle.
- Une réalité politique : la seigneurie = un espace sur lequel le seigneur exprime un droit de contrainte qui lui permet de lever l’impôt, d’organiser la vie de la communauté = le ban. De cet aspect banal dérive l’aspect judiciaire qui fonde le pouvoir seigneurial : le seigneur est celui qui assure la justice et la paix = base du pouvoir politique. Pratiquement, ce pouvoir banal et judiciaire s’exprime à travers plusieurs attributions :
ð le seigneur tient une cours de justice dont sont passibles tous ceux qui dépendent de sa seigneurie, à l’exception des clercs (le « for ecclésiastique »). Il est en droit d’exiger le paiement de droits de justice de la part des plaignants et, au nom de son droit de ban, d’exiger le paiement des amendes et l’application des peines prononcées (confiscation, exil, peine capitale…). En pratique, le seigneur se fait souvent représenter par un officier (bayle, viguier, prévôt), et tous les seigneurs n’ont pas les mêmes droits de justice : seuls les plus puissants exercent la « haute justice » (droit de juger les crimes majeurs pouvant encourir la peine capitale : homicide, viol, inceste, parjure et sacrilège) ; les moins puissants n’ont que la « basse justice » (droit de ne juger que les délits : vol sans violence, braconage, …) ; entre les deux existe une « moyenne justice » qui juge les délits graves (usurpation, usage de faux,…) et les crimes mineurs. Certains cas sont en théorie du seul ressort du roi qui exerce aussi un droit d’appel et de cassation : faux monnayage, lèse-majesté, haute-trahison, crimes commis par un noble.
ð Au nom de son droit de justice, le seigneur est habilité à fixer le statut des personnes. A ce titre, il perçoit des serfs les redevances symbolisant leur dépendance personnelle et leur macule servile.
ð le seigneur peut exercer au nom du droit de ban, un droit de contrainte légale sur les habitants de la seigneurie. Ce droit s’exerce sur le plan fiscal (les « exactions » = impôts imposés par le seigneur en contre partie d’un droit [de tenir marché, d’utiliser les terres communales…] ou non [la compra catalane, la taille = en général impôts payés pour l’armement du seigneur et de ses hommes, donc en échange de sa protection], mais aussi droit de gîte = droit de vivre sur l’habitant durant la durée de son séjour, donc prélèvement déguisé). Ce droit s’exerce aussi sur le plan de l’encadrement de la vie quotidienne des communautés : en équipant et modernisant l’appareil productif, le seigneur peut exiger en contre-partie des droits d’usage : les banalités (four, moulin, pressoir…) et les tonlieux et octrois (ponts, routes…).
- Une réalité anthropologique : elle découle des aspects fonciers, banaux et judiciaires. Ces trois éléments tissent un réseau de relations interpersonnelles étroites entre le seigneur et ses sujets. Parce qu’il cultive la terre du seigneur, lui paye impôts et redevances, a recours à sa justice, utilise ses aménagements, le paysan est véritablement « l’homme du seigneur ».
ð Ces relations s’inscrivent dans une série de rituels qui mettent en scène la dépendance du paysan vis-à-vis du seigneur. L’un des plus explicite est celui du chevage : le serf porte au seigneur un denier posé sur sa tête, en s’agenouillant devant lui en signe de soumission.
ð Tous les pouvoirs du seigneur sont, vis-à-vis du paysan, intimement liés. Il est difficile, historiquement de savoir lequel a précédé les autres (grande variabilité d’une seigneurie à l’autre), et dès que les lignages s’implantent solidement dans un terroir, les seigneurs semblent apparaître comme « naturellement » appelé à diriger la communauté, dépositaire d’une puissance ancestrale qui s’impose à tous.
ð Une relation dominant/dominé au sein de laquelle les bornages sociaux sont très clairs (de nombreux gros paysans, aux XII°-XIII° siècles, possèdent des domaines fonciers aux dimensions d’une seigneurie, qu’ils font mettre en valeur en faire-valoir indirect, vivant comme des seigneurs. Mais la conscience de leur non-appartenance à la classe dirigeante noble reste vive, et ils ne peuvent acquérir de droits politiques).
ð Ces rapports aboutissent à l’exercice d’un véritable pouvoir du seigneur sur ses sujets. Mais pour se maintenir, ce pouvoir doit aussi ménager ceux qui lui sont soumis : ne pas trop exiger, pour ne pas condamner le renouvellement de la force de production, rester dans les bornes du supportable pour éviter les révoltes. L’un des traits du seigneur est aussi sa bonté, sa clémence qui assure la paix et la tranquilité à la communauté (cf. Chronique d’Ardres qui distingue les bons seigneurs respectueux des paysans des mauvais seigneurs tyraniques et trop exigeants), le respect des coutumes judiciaires et fiscales. Car face à ce pouvoir, la communauté tend à se souder dans une forme de « solidarité des dominés » : les prélèvements tendent à écréter les différences entre paysans, le grand mouvement de libération des serfs du XII° s. annule les différences de statut. Enchâtellement, apparition de l’assolement triénal, fixation du cadre villageois tendent à unifier les communautés paysanes, au-delà de leurs différences internes.
ð Avec la fixation des seigneuries, puis la création progressive d’ensembles beaucoup plus vastes et éclatés au XII° siècle, le pouvoir du seigneur s’exprime de moins en moins en terme de relation directe d’homme à homme. La domination seigneuriale devient plus administrative et politique, utilisant des réseaux de fidélités recrutés dans la grande paysannerie et la petite noblesse, qui forment le gros des officiers seigneuriaux représentant le sire dans chaque village (prévôts, viguiers, avec des attributions de plus en plus fiscales).
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