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La Germanie des Ottoniens
12/03/2007 01:52
Illustration : en haut : l'empereur Otton Ier reçoit l'hommage des nations Roma, Germania, Gallia et Sclavinia (Ms. de Munich, vers 960)
en bas : Diplôme de constitution de dot pour l'impératrice Théophano, épouse de l'empereur
Otton II (963). Original sur vélin d'agneau teint en pourpre. Texte rédigé à l'encre d'or.
Sujet piège : il ne s’agit surtout pas de faire l’histoire de la dynastie ottonienne, mais de parler de son action en Germanie, en se concentrant donc d’abord sur sa situation et ses structures dans cette période et sur les évolutions qu’y ont apporté les Ottoniens.
Introduction :
- La Germanie d’Arnoul de Carinthie à Henri Ier : malgré l’apparente restauration royale opérée par Arnoul entre 888 et 899, sa mort prématurée laisse le royaume aux mains d’un enfant, Louis IV, de plus contesté par son autre fils, roi de Lorraine. C’est dans ce contexte qu’à partir de 907, les Hongrois déferlent sur la Germanie, y menant chaque année des raids dévastateurs. Comme en Francie occidentale, le pouvoir passe aux mains des princes qui, localement, organisent la résistance. Et à la mort de Louis, la royauté devient l’objet de tractations entre les ducs. Conrad Ier (911-919) est un roi faible qui n’exerce guère son autorité au-delà de son duché de Franconie. Il ne doit son élection qu’à la prééminence de la Franconie, ancienne Austrasie, dans ce qui reste le royaume de Francie orientale, et ne doit qu’aux déboires intérieurs de Charles le Simple de ne pas perdre la Lorraine. A sa mort, le royaume de Francie orientale apparaît éclaté, divisé en grands duchés quasi-autonomes constitués par les anciens regna carolingiens.
- L’élection de son successeur marque un basculement historique du centre de gravité du royaume : alors que depuis Louis le Germanique, les rois francs avaient gouvernés en s’appuyant sur l’Austrasie, la Bavière et l’Alémanie (Sud), le nouveau roi, Henri Ier, est un Saxon, qui plus est descendant de Widukind, qui s’appuie sur les principautés du Nord. Elus par les seuls Saxons, Thuringiens et Francs, il n’est pas reconnu par les ducs du Sud, et doit se battre 4 ans pour s’imposer. Pourtant, il est à l’origine d’une dynastie qui gouvernera la Germanie pendant plus d’un siècle. Plus encore, son propre règne (919-936) et ceux de ses héritiers Otton Ier (936-973), Otton II (973-983), Otton III (983-1002) et Henri II (1002-1024) marquera l’apogée médiéval d’un royaume dont les souverains sont, à partir de 962, empereurs, et qui est le plus puissant d’Europe.
- Pourtant, l’identité de cette dynastie et celle du royaume qu’elle a gouverné restent problématiques : Saxons, anti-Carolingiens, les Ottoniens n’en continuent pas moins à porter le vieux titre de rex Francorum. Plus encore, ils osent ce que les Carolingiens n’avaient osé : s’intituler imperator Francorum. Le royaume qu’il gouverne fut toujours, dans leurs actes officiels, la Francie orientale. Mais dans les sources narratives contemporaines, les historiens l’appellent Germanie, vieux nom issu de la géographie antique, et dont on a du mal à percevoir ce qu’elle recouvre exactement : certains la limite aux terres à l’Est du Rhin, en excluant la Lorraine, d’autres en excluent même la Franconie « franque », tandis que d’autres en font un strict synonyme de Francie orientale, le royaume de Louis « le Germanique ». De plus, il faut attendre le règne d’Henri II pour que cette Germanie soit véritablement au cœur des préoccupations des Ottoniens : jusque vers 955, ils s’intéressent d’abord et avant tout à leur principauté de Saxe, ce qui vaut à leur dynastie l’autre nom de dynastie « saxonne ». De 962 à 1002, la Germanie n’est ensuite plus qu’une province d’un empire aux prétentions de plus en plus universelles.
- Connus essentiellement par des écrits écrit après 950, à la cours de3 Ottons et d’Henri II,
Problématique :
Pourquoi les Ottoniens parvinrent-ils à restaurer, en Francie orientale, un Etat central qui s’effritait alors dans le reste de l’Europe ? Et pourquoi une dynastie aussi puissante s’effondra-t-elle en quelques décennies, entraînant la chute du système politique qu’elle avait institué ? => conduit à mettre en valeur la pratique très personnalisée du pouvoir des Ottoniens, qui contenait en germe la ruine d’un système qui s’effrite dès avant 1024, et la façon dont ils ont su compenser par une mise en scène grandiose de leur puissance, qui est à la source d’un véritable « mythe ottonien » fondateur de l’identité allemande.
I- La Germanie des Ottoniens :
A- Une identité mouvante :
- La Germanie est d’abord le royaume de Louis le Germanique, c’est-à-dire la Francie orientale, à l’Est du Rhin, accrue en 870 de l’Est du royaume de Lothaire (= Lorraine) puis en 882 de la partie de la Lorraine qui était revenue à Charles le Chauve. Néanmoins, la Lorraine occidentale restera revendiquée par les Carolingiens occidentaux jusqu’à leur disparition, ce qui crée un foyer d’insécurité permanente sur la frontière est du royaume => intervention en Francie occ.
- Néanmoins, dès le règne de LG et de ses héritiers, la Germanie s’est accrue à l’Est de terres slaves qui ont été partiellement christianisée et « germanisée ». Les Ottoniens les transforment en margraviats qui affaiblissent le pouvoir de leurs grands rivaux, comme le margraviat de Carinthie (future Autriche) détachée de la Bavière en 1003, où leurs permettent de placer les branches cadettes de la famille (margraviats saxons). De plus, ils poursuivent et accroissent ce mouvement de conquête : c’est le début du Drang nach Osten (ruée vers l’Est), qui leur permet de souder autour d’eux l’aristocratie germanique, en particulier du nord du royaume.
- Utiliser un tel facteur de solidarité était essentiel, car la Germanie n’est pas un pays, mais un agrégat de peuples, ayant en commun une langue (le Tudesque), mais qui gardent leur nom et leur traditions. Dans l’un des rares actes où il ne prend pas le titre de rex Francorum, Otton s’intitule ainsi rex Francorum, Saxonum, Thuringiorum, Alamannorum et Baiuvariorum sive totius populorum Germaniae. Il n’y a pas de populus germanicus, et les traditions juridiques continuent à dicter la division en grandes entités fondamentales : les duchés.
B- Regna, duchés, margraviat :
- Duché et regnum sont quasiment synonymes : les duchés sont en fait les anciens regna carolingiens qui avec la décomposition du pouvoir royal sous Louis l’Enfant, sont passés aux mains des grands. La Germanie se divise classiquement en 5 duchés : Franconie, Saxe, Thuringe, Souabe, Bavière. S’y ajoutent les deux duchés issus de la décomposition de la Lotharingie : Haute- et Basse-Lorraine. La Thuringe, bien que classée parmi les duchés, est un margraviat, et elle est en réalité placée dans l’étroite dépendance de la Saxe.
- Au début du Xème siècle, la Germanie connaît une évolution // à celle de la Francie occ. : les ducs et margraves accaparent les droits publics et gouvernent leurs principautés de façon autonome. Parmi eux, un se distingue par l’efficacité de son gouvernement qui lui permet d’en faire une solide base de pouvoir : Henri de Saxe. Devenu roi, il se contente de réaffirmer son pouvoir sur la Thuringe, s’associant les autres ducs par une formule souple : l’amicitia. Relation réciproque et égalitaire, elle permet une grande variété d’accords : l’amicitia avec le duc de Franconie est en fait une mise sous tutelle, tandis que celles qui le lient au duc de Lorraine est une véritable alliance. Avec les ducs méridionaux (Souabe et Bavière), rétifs à son autorité, les amicitiae sont de véritables traités internationaux qui préservent leur indépendance contre un droit de regard du roi sur les nominations épiscopales.
- Otton Ier rompt avec cette pratique en réaffirmant avec vigueur la prééminence du roi. Affrontant une série de révoltes, il déposent, exilent ou condamnent à mort les ducs de Franconie, de Souabe et de Lorraine, et les remplace par des membres de sa famille. Il profite de la vacance du duché de Bavière pour y placer son frère. La Lorraine rebelle est divisée en deux. Il n’hésite pas à faire exécuter son fils Liudolf qui revendiquait plus d’autonomie dans son sous-royaume de Souabe. Cette politique est efficace car ses successeurs Otton II et III ne rencontrent plus d’oppositions majeures en Germanie (régence d’Otton III âgé de 3 ans à la mort de son père).
- Situation est à nouveau tendue par la mort d’Otton III sans héritier : tous les ducs sont des ottoniens, ils ont donc tous droits à sa succession. Le duc de Bavière Henri d’impose et cherche à détruire le pouvoir de ses cousins, et même de son gendre auquel il a transmis son duché de Bavière. Pour cela, il démantèle les duchés, appuie les seigneurs féodaux qui, dans l’Ouest et le Sud du royaume, s’autonomisent à l’image de leurs homologues occidentaux. En résulte une division durable du royaume en deux parties : un nord-est saxon où l’Etat central reste fort et canalise la noblesse grâce aux Drang nach Osten, et un sud-ouest émietté en une multitude de seigneuries. Le seul pouvoir encadrant qui y demeure et sur lequel s’appuie Henri est l’Eglise.
C- L’Eglise : le progressif établissement du « Reichskirchensystem ».
- Dès le règne de LG, l’Église avait été étroitement associée au gouvernement du royaume. Louis et ses héritiers s’appuyèrent toujours d’avantage sur les évêques que sur les grands laïcs et l’octroi de vastes immunités permirent à l’Église de mieux préserver son indépendance qu’à l’Ouest. Néanmoins, les droits d’élection aux évêchés passent aux ducs. Henri Ier, dans le cadre des amicitiae, va progressivement reprendre le contrôle des nominations épiscopales (sauf en Bavière où il faut attendre le règne d’Henri II).
- Les Ottoniens vont reprendre ce système et progressivement le renforcer et le généraliser : à partir du règne d’Otton Ier, les évêques reçoivent non seulement l’immunité, mais aussi les droits publics du comté, voire du duché (Brun de Cologne, frère d’Otton, est archevêque de Cologne et duc de Basse-Lorraine). En contrepartie, ils sont intégrés au système de la vassalité royale : ils prêtent serment de fidélité à l’empereur, qui en échange, leur remet leur crosse. Ils doivent dès lors le servitium regis, et sont donc des agents directs du gouvernement royal. C’est l’investiture, qui est progressivement remise en cause par le pape au XIème siècle. La disparition des Ottoniens coïncident avec l’essor de la papauté qui veut prendre le contrôle des élections épiscopales. Cette politique pontificale ruine ce qui avait été une des bases essentielles du pouvoir ottonien en Germanie : le Reichskirchensystem.
Par leur politique à l’égard des ducs comme à l’égard de l’Eglise, les Ottoniens ont donc contribué à renforcer l’unité de leur royaume germanique, mais celui-ci restait malgré tout un agrégat de peuple auquel la royauté et son action seule donnait une unité.
II- Les Ottoniens en Germanie :
Or, la royauté des Ottoniens fut d’abord saxonne, puis la transformation de cette royauté en empire universel avec les trois Ottons fit courir à la Germanie le risque de ne plus être qu’une province de l’empire. Ils surent pourtant manifester l’intérêt attendu pour ce royaume qui forma toujours le cœur de leurs possessions, et paradoxalement, son intégration dans un ensemble plus vaste contribua à renforcer l’identité de la Germanie.
v. tableaux.
A- La royauté saxonne d’Henri Ier :
B- La royauté universelle des 3 Ottons :
Insister surtout sur Otton Ier.
C- L’empire germanique d’Henri II :
Conclusion partielle : V. citation de CR Brühl, p. 8.
III- Gouverner la Germanie : restauration et mise en scène du pouvoir royal : (v. docs iconographiques)
A l’exception d’Otton III, prisonnier de ses rêves orientaux, les Ottoniens placèrent donc bien toujours la Germanie au cœur de leur préoccupation, pour la simple raison qu’elle constituait la base essentielle de leur pouvoir, sans laquelle leurs interventions extérieures auraient été impossibles. Son gouvernement fit donc l’objet de toute leur attention, et leur pratique du pouvoir associait un grand pragmatisme à une mise en scène fastueuse de leur puissance.
A- Le cœur saxon de l’empire : v. tableau.
- zone la mieux tenue, la mieux administrée, avec un système de fidélité très bien établi, en partie sur la terreur, en partie sur l’espoir de la récompense.
- D’immenses biens familiaux administrés avec soins et qui sont le fondement concret de la puissance ottonienne.
- Le point d’ancrage de la mémoire familiale à Quedlinburg, Querfurt, Magdeburg (sainte Lance = symbole propre aux ottoniens de la royauté).
- Néanmoins, avec le temps, les Ottoniens résident de moins en moins en Saxe, ils réoccupent les grands palais carolingiens d’Aix, Francfort, Ingelheim qu’ils font restaurer et agrandir, et où ont lieu les grandes cérémonies solennelles.
B- Une administration efficace :
Duchés = base de l’administration, dont les évêques sont les rouages. Le souverain conserve seul les droits régaliens (monnaie, levée de l’armée, justice) ou ne les délègue que partiellement. Les comtes et seigneurs ont surtout une fonction militaire, au sein d’une armée levée par duché selon les besoins du moment et très vite mobilisable, puisque ses membres sont des professionnels libérés des charges de l’administration.
Une chancellerie devenue permanente et fixe (chancelier = archevêque de Mayence), de très bonne qualité, et qui surtout émet un nombre d’actes sans précédent (2-3 par mois conservés pour les règnes des trois Ottons et d’Henri II, = ce que les Carolingiens produisent en un an au Xème siècle, v. aussi comparaison de la qualité des actes orientaux et occidentaux). 80% sont destinés à des habitants ou des institutions de Germanie, ce qui montre bien qu’elle reste au cœur des préoccupations des Ottoniens.
Cette chancellerie est également capable, dans les grandes occasions, de produire des actes de prestiges qui manifestent vivement la puissance du souverain (dot de Théophano, qui était déposée à Aix la Chapelle)
C- La domination royale :
Cf. miniature et commentaire p. 7 v°.
L’importance du rituel (v. exemples manuscrits)
ð Machtsinszenierungprozess qui a un rôle fondateur car elle marque tous les esprits en Europe et sert de base aux cérémoniaux de cours des autres souverains.
ð Les Ottoniens, et surtout Otton Ier, apparaissent comme les patriarches de la famille des rois et des princes, ce qui donne à leur monarchie un caractère universel dès avant 862. (v. pentecôte 865), mais l’ancre aussi en Germanie, où leur famille tient tous les postes clés.
Conclusion :
Les Ottoniens ont été puissants d’abord parce qu’ils ont su montrer, manifester publiquement leur puissance, que ce soit dans les fastes de la cour ou dans la violence implacable exercée à l’égard de ceux qui s’opposaient à eux. Même s’ils ne parvinrent jamais à le formaliser officiellement, ils furent d’abord des souverains germaniques, qui avaient dans le royaume de Francie orientale, et plus particulièrement en Saxe, toutes les bases de leur pouvoir. Par leur tension entre royauté et empire universel, Germanie et Italie, ils annoncent plus de 8 siècles d’histoire de l’Empire Romain Germanique dont ils sont les fondateurs. Surtout, par leur action, ils sont contribué à unifier l’espace germanique et à le séparer plus nettement de ses voisins slaves et francs occidentaux. Ainsi, en 1024, commence à naître l’idée d’un pays des Tudesques (Teutschland), même si paradoxalement, la disparition du dernier des Ottoniens amorçaient une période de morcellement politique dont l’Allemagne ne sortirait qu’en 1870.
Les Ottoniens en Germanie
Nom
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Origine saxonne
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% du temps de règne passé en Germanie
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Henri Ier
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100 %
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100 % (dont Saxe 90 %)
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Otton Ier
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100 %
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75 % (dont Saxe, Franconie et Lorraine 80 %)
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Otton II
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50 % (franque 50 %)
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75 % (dont Saxe, Franconie et Lorraine 75 %)
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Otton III
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25 % (franque 25 %, grecque 50 %)
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40 % (dont Aix 50 %)
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Henri II
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50 % (franque 25 %, bavaroise 25 %)
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93 % (dont Franconie 40 %)
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Philippe II Auguste (1180-1223) et le renouveau du pouvoir royal
12/03/2007 00:11
Illustration ; sceau en majesté de Philippe Auguste (c. 1180).Légende : Philippus Dei gratia Francorum rex. C'est à partir du règne de Philippe Auguste que se pose le problème de la traduction de ce titre : faut-il garder la forme "roi des Francs" ? ou traduire "roi de France", en adoptant le titre que lui donne les sources rédigées en Ancien Français ?
Analyse du sujet :
Le but de ce sujet était de vous amener à dépasser le simple niveau de l’histoire politique pour saisir comment ce qu’il est convenu d’appeler « un grand règne » ne peut en rien être attribué à la seule action d’un homme et de son entourage. Si cette action existe, si elle est rendue possible et efficace, c’est qu’un ensemble d’éléments, d’axes d’évolution de la société convergent dans cette période, que ce(s) hommes ont su exploiter, mais sans lesquels leur politique serait resté à l’état de vœux pieux.
Le règne de Philippe Auguste est considéré, depuis que l’on a commencé à faire de façon systématique, au XIX° siècle, l’histoire de la France, comme une étape essentielle de celle-ci, moment de création de l’ « unité nationale » pour Michelet, moment de maturation des institutions politiques pour Fustel de Coulanges… Mais au-delà de cette vision positiviste de l’histoire, centrée sur les possesseurs du pouvoir et le primat du politique, cette période constitue un « moment » privilégié où les différentes forces qui avaient traversées la société du XII° siècle arrivent à maturation et convergent pour créer de nouvelles dynamiques. C’est donc tout le contexte socio-économique d’une France en plein essor agricol, urbain, démographique et économique, d’une France où naissent et se fortifient les universités et où fleurit la littérature de court qu’il fallait ici s’intéresser, pour comprendre comment Philippe Auguste sait utiliser au mieux la situation pour raffermir la royauté et affirmer ses droits face aux grands vassaux, au premier rang desquels le Plantagenêts, mais aussi pour forger de son vivant même l’image du règne brillant d’un roi digne des « augustes » (empereurs) de l’antique Rome.
Introduction :
Qu’a retenu l’histoire de Louis VII « le Jeune » ? Qu’en répudiant Aliénor, il livra pour quatre siècle l’Aquitaine aux Anglais (idée par ailleurs contestable) ? Ou bien qu’il échoua lamentablement lors de la 2° Croisade, incapable d’atteindre Jérusalem, alors que la même Aliénor, déjà, le ridiculisait entre les bras du roi de Chypre ? Qu’il lui fallut plus de trente ans et trois mariages avant de pouvoir donner un héritier à la couronne de France ? Face au bilan traditionnellement attribué à son père, le règne de Philippe II Auguste ne pouvait que difficilement ne pas paraître brillant. Pourtant, lorsqu’il accède au trône en 1180, la situation est loin d’être mauvaise : habilement conseillé par Suger de Saint-Denis, avisé dans la gestion de son domaine propre, Louis VII laisse à son fils un pouvoir royal au moins bien assuré sur tout l’espace qui, de Meaux à Orléans et de Sens à Compiègne, en constitue le cœur. Si son pouvoir est encore restreint, le droit du roi est reconnu par tous ses vassaux, y compris par la Plantagenêt Henri II, qui tout roi d’Angleterre qu’il est, vient sagement prêter hommage pour la Normandie, l’Anjou et l’Aquitaine au nouveau roi. Et ce pouvoir est désormais mieux assuré que celui de l’empereur germanique, si bien que Louis VII le premier peut affirmer haut et fort que le roi « des Francs » est « empereur dans son royaume ».
Cet héritage solide qu’il a reçu, Philippe s’emploie à la faire fructifier, en habile politique plus qu’en vaillant guerrier, sachant pragmatiquement exploiter toutes les occasions qui s’offre à lui : à sa mort, 32 ans après son avènement, il laisse à son tour à son fils Louis VIII, un domaine royal dilaté, mieux géré et administré, libéré de la menaçante étreinte du Plantegenêt et du Champenois, mais aussi une France prospère, dont les foires accueillent les commerçants de toute l’Europe, une France qui s’orne de la plus grande ville de l’Occident chrétien qui est aussi son Université la plus réputée : Paris, dont le roi a fait, sinon sa capitale, sa principale résidence.
Pourquoi ce long règne de plus de quarante ans a-t-il ainsi permis la transition définitive de l’ordre seigneurial à la monarchie féodale dans un contexte économique et intellectuel florissant ? Quel lien établir entre renouveau du pouvoir royal et expansion du domaine ? Les réponses sont à chercher dans la maturité qu’atteint alors la société féodale dont les forces convergent pour faire de cette période un grand moment de l’histoire de France.
Ce sujet ne se prêtait pas à l’établissement d’un plan type. Sa richesse même rendait possible de lui appliquer les trois types de plans existant en histoire :
Chronologique : montrer comment le renforcement du pouvoir royal puis l’extension du domaine royal sous Philippe Auguste peuvent apparaître en phase avec les évolutions contemporraines de la société :
I- Débuts difficiles et premiers efforts d’organisation : entre Plantagenêts et Champenois (1180 – 1199).
II- La reprise en main du royaume (1199 – 1215).
III- Du vainqueur de Bouvines au roi Auguste : la construction de la légende (1215-1223).
Thématique : a travers trois grands thèmes envisageant les aspects politiques, économiques et culturels du règne, il était possible de montrer son importance dans la constitution et la maturation des grandes spécificités de ce qui est en train de devenir définitivement la France.
I- Le premier « roi de France » :
A- Un roi vainqueur : de Boves (1185) à Bouvines (1215).
B- Un effort sans précédent d’unification et d’accroissement du domaine royal.
C- L’organisation du royaume : la naissance de l’administration ?
II- « Temps d’équilibre » (M. Bourrin) : l’apogée du « beau XII° siècle » :
A- Un royaume prospère.
B- Villes et foires.
C- Et le dynamisme passa du côté des Capétiens…
III- Le printemps du Moyen Age : « Renaissance » culturelle et naissance de la pensée politique :
A- Paris, première université d’Occident.
B- Scolastique et art gothique : penser l’unité.
C- L’autonomisation du politique et l’exaltation du souverain.
Dialectique : Selon une méthode proche de celle de la sociologie et des sciences politiques, il s’agissait d’opposer les aspects purement institutionnel (conquêtes, administration, politique générale…) aux éléments d’évolution de la société pour aboutir à un point de vue plus nuancer sur le règne de Philippe Auguste, prenant en compte la construction de son vivant même, d’une « légende dorée» de ce règne, et l’équilibre qui a existé entre les forces sociales, incapables à elles-seules d’imposer les modifications politiques qui l’ont marqué, et l’action politique du souverain, vouée à l’échec sans le relais de la société.
Dans le cas présent, il s’agissait donc de dépasser l’opposition entre le « tout politique » des positivistes et le « tout économique » de la « nouvelle histoire » (qui n’est plus toute jeune, finalement), notamment en introduisant les apports récents de l’anthropologie historique et de l’histoire des mentalités.
(N.B. : pour les deux premières parties, j’ai retenu volontairement une analyse « braudélienne » de la situation, car en tout état de cause, on ne peut se satisfaire d’une histoire des batailles et de la cours. Seule la dernière partie est entièrement rédigée, les éléments contenus dans les deux premières pouvant facilement se retrouver dans un manuel ou ayant déjà fait l’objet de développement en TD).
I- Thèse : « L’écume de l’Histoire » (F. Braudel) :
Il s’agit ici de rappeler les grandes étapes politiques et guerrières du règne de Philippe Auguste, autant d’événements qui contribuent à la construction d’un « grand règne » mais qui ne saurait suffire à l’expliquer.
A- Un habile politique : la mise au pas des barons.
Ex : la mise à l’écart des Champenois, la reprise en main de la Flandres, la confiscation de la Normandie et du Berry à Jean Sans-Terre, le soutien à la croisade des Albigeois qui lui permet de reprendre pied au sud de la Loire.
B- Un roi victorieux : Montfaucon, Châteaugaillard, Bouvines.
Ex : les deux sièges et la bataille cités dans le titre, qui assurent à Philippe Auguste des victoires définitives sur ses adversaires et lui valent son surnom.
On pouvait aussi évoquer la participation aux croisades au côté des autres grands souverains occidentaux, même si son action dans ce cadre fut peu glorieuse.
C- L’extension du domaine royale et son administration.
Ex : La création des premiers baillages et sénéchaussés, la création d’archives centralisées au Louvres et l’organisation de Paris comme ville capitale (murailles, 1° rues pavées, réorganisation du Palais de l’Île de la Cité), la création de la taille royale et de la cours des comptes.
Mais tous ces éléments disparates sont le résultat d’un grans règne et pas sa cause. Il faut chercher les explications dans la maturation de la société féodale.
II- Antithèse : Le fruit des évolutions sur un « temps long » :
En prenant le contre-pied de ce qui précède, il était possible d’expliquer ici que toutes l’action politique de Philippe Auguste ne fait qu’enterriner des évolutions socio-politiques à l’œuvre depuis le début du XII° siècle.
A- Un dynamisme économique qui joue en faveur du roi :
Ex : règne de Philippe Auguste coïncide avec phase des grands défrichements en Île-de-France, le roi sait détourner à son profit les revenus des grandes foires et de l’essor urbain, notamment en monnayant sa protection ou ses franchises.
B- L’affaiblissement économique des seigneurs :
Le XII° siècle voie une baisse au moins relative des revenus seigneuriaux. Au moment où Philippe Auguste monte sur le trône, les états Plantagenêts ont atteint leur maximum de défrichement et vont connaître une croissance économique plus lente, car ils sont à l’écart des grands flux commerciaux européens, concentrés sur l’axe Rhin-Champagne-Rhône, dont le roi reçoit au contraire les retombées. Cela expliquerait que les Capétien reprenne l’avantage sur la Plantagenêt.
C- Le renouveau des pouvoirs englobants :
Ex : essor de la papauté, structuration forte de la monarchie féodale en Angleterre. L’époque est à une reconcentration des pouvoirs, du fait de la disparition des grands dangers (invasions, exactions) et de l’amélioration des communications. Le renouveau du pouvoir royal français s’inscrit donc dans un contexte européen général.
Mais ces explications apparaissent à leur tour insuffisantes : comment expliquer la main-mise sur les sources de revenus sans recourir à la politique ? Le liens entre amélioration des communications et structuration de l’administration est évident et l’un ne va pas sans l’autre. De plus certaines sont contradictoires : les Plantagenêts, affaiblis en France, restent puissants en Angleterre (!), l’affaiblissement chronique du pouvoir impérial en Germanie contredit l’idée d’un renforcement global des pouvoirs englobants.
Toutes ces explications sont donc à nuancer.
III- Synthèse : une étape essentielle de l’histoire de la France :
Si le règne de Philippe Auguste constitue une étape essentielle de l’histoire de la France, c’est précisément parce qu’il constitue un moment particulier où, dans un contexte de stabilité du pouvoir (un règne de quarante ans), l’action politique volontariste et les évolutions de la société se conjuguent pour créer les conditions d’une amélioration générale de la situation.
A- Le renouveau de la pensée de l’unité :
Ex : la pensée scolastique qui cherche à pensée l’Un = Dieu, l’art gothique, unifié dans sa conception (plan modulaire : un module de base est reproduit à l’identique pour donner sa structure à l’édifice), et dont l’extension, à partir du règne de Philippe Auguste, est parrallèle à l’unification et à l’expansion du domaine royal.
Cette pensée à des répercution dans le domaine politique, du fait de l’entrée de clercs issus de l’université dans l’entourage du roi : unification de l’Université de Paris, qui reçoit des statuts uniques, centralisation des instances du pouvoir, concentrées à Paris, même quand le roi en est absent. Enfin, le royaume est définitivement perçu comme une unité, et Philippe, le premier, prend dans quelques chartes de la fin de son règne, le titre de « roi de France », et plus de roi des Francs.
B- Une mutation du politique :
La territorialisation du pouvoir amorcée sous Louis VI et Louis VII trouve donc sous leur héritier une expression concrète.
Tout cela traduit une mutation majeure, qui s’amorce sous Philippe Auguste : le pouvoire change de nature. Même si il reste personnalisé à travers le roi et ses relations avec les grands, toujours fondées sur les alliances familiales, il est aussi de plus en plus désincarné, représenté symboliquement par des instances juridiques ou adminitratives (baillis, sénéchaux, cours des comptes) qui contribuent à sa personnalisation. A travers les services du Louvres et du Palais, le roi est toujours présent à Paris, même s’il n’y réside pas physiquement.
Parrallèlement, la politique s’autonomise du religieux : l’interdit jeté sur le royaume par le pape après la répudiation d’Ingeburge n’eut pas l’effet désastraux des précédentes sanctions pontificales prononcées contre un souverain, soudant au contraire le royaume autour de son roi injustement condamné. De même, autour de 1215, Philippe sait habilement utiliser ses relations avec Rome pour s’imiscer dans la politique intérieure de l’Empire, utilisant ses liens avec le pontificat comme n’importe qu’elle alliance diplomatique.
C- La conscience de vivre une grande époque :
L’efficacité politique, le rayonnement des arts et de la pensée, la prospérité économique donnent aux contemporrains de Philippe Auguste la sensation de vivre une époque exceptionnelle, et ils en témoignent dans leurs écrits.
Ainsi, Philippe est le premier roi de France à être glorifié de son vivant par des historiographes qui, autour de Saint-Denis, œuvrent à son prestige : Rigord (qui crée l’épithète d’Auguste) puis Guillaume le Breton chantent les louanges du « grand roi », signalent ses hauts faits et forgent la légende d’un grand règne avant tout dû à la personnalité exceptionnelle du souverain, en gommant le comportement peu glorieux de Philippe à la Croisade ou en minimisant ses démêlés conjuguaux avec la papauté.
Conclusion :
Or, même s’il faut reconnaître qu’un roi fallot n’aurait sans-doute pas accomplit une telle œuvre, les succès du règne sont aussi à mettre au crédit d’un entourage avisé et d’une situation propice à leur réalisation. La maturation de la société féodale à la fin du XII° siècle permet à Philippe Auguste d’en concentre toutes les forces entre ses mains pour commencer à construire quelque chose de nouveau. A sa mort, un petit Louis a cinq ans. Ce petit-fils, Philippe est le premier des Capétiens qui ait vécu assez longtemps pour connaître ses petits-enfants, reprend vingt ans plus tard avec plus de force son projet, et s’attribue définitivement ce titre qu’il avait été le premier à porter : rex Franciae, roi de France. Que ce petit Louis soit devenu saint, c’est une autre histoire…
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L’Election de Hugues Capet d’après Richer.
21/02/2007 01:00
Illustration : le monogramme royal d'Hugues Capet. En reprenant ce signe de validation des diplômes royaux créés par les Carolingiens, Hugues se plaçait dans leur filiation symbolique.
Corrigé établi d'après M. Zimmerman, dans M. Kaplan (Dir.), Le Moyen Âge (IVème-Xème siècle), Paris, Bréal - Grand Amphi, p. 412-416. (en bleu les précisions que j'ai ajoutées)
Remarques préliminaires : les objectifs du texte.
Evidents dès le premier abord :
· l’avènement de la dynastie capétienne
· le mode de transmission du pouvoir royal.
Apparents dans un second temps :
· la justification d’un “ coup d’Etat ” ;
· le pouvoir des “ Grands ” au Xéme siècle.
1- Présentation du document
Extrait de l’Histoire (Historiarum Libri Quatuor), de Richer.
La nature de la source
· Une histoire. Au cours des premiers siècles du Moyen Age, on distingue la chronique et les annales, récits purement chronologiques, fondés sur la succession des temps et pouvant remonter aux origines de la Création- et l’histoire, œuvre plus savante et élaborée, portant sur un objet particulier (nation, époque) et ayant des buts théléologiques.
L’auteur et son œuvre
· Richer (v.940-après 998), moine de l’abbaye Saint-Rémi de Reims depuis 969, disciple de Gerbert d’Aurillac dont il nous décrit l’enseignement, entreprit à la demande de son maître d’écrire l’histoire de son temps. Son œuvre, comprenant quatre livres d’histoire (historiarum libri quatuor) embrassant la période 888-995, devient originale après 966, où il rapporte les événements dont il fut le témoin.
· Richer est un imitateur docile des historiens romains, Salluste en particulier ; il se montre peu soucieux de chronologie, plus attentif à diagnostiquer les symptômes des maladies royales. Beaucoup d’historiens minimisent la valeur de son témoignage. Si les sentiments qu’il prête aux personnages, les discours qu’il leur attribue suscitent la méfiance, il reste une source de premier ordre, pratiquement la seule pour le règne de Hugues Capet. Sa situation en fait un observateur de premier plan des troubles agitant la province de Reims.
2- Analyse
L’essentiel du texte est occupé par le discours de l’archevêque Adalbéron, dont l’argumentation développe 3 points :
· le trône ne s’obtient pas par droit héréditaire, mais par l’élection du meilleur ;
· le meilleur est le duc Hugues, alors que Charles a déchu ;
· l’intérêt public mais aussi les intérêts privés exigent le choix de Hugues.
ð le duc Hugues est élu par tous les peuples présents et couronné.
3- Mise en place du document
Quels éléments du texte exigent des éclaircissements préalables ?
v la situation du royaume franc en 987 :
· la situation du royaume franc en 987. Le 21 ou 22 mai, mort du Carolingien Louis V. Agé de 20 ans, ne laisse aucune descendance. Seul Carolingien survivant : son oncle, Charles, depuis 977 duc de Basse - Lorraine qui, contrairement à une tradition pluriséculaire, n’a pas été appelé en 954 à partager le pouvoir de son frère Lothaire. Les “ grands ” du royaume, princes territoriaux et fidèles du roi, sont alors réunis à Compiègne pour juger l’un des leurs, l’archevêque de Reims, Adalbéron.
v la réunion de Senlis et la personnalité d’Adalbéron :
· Fils d’un comte de Metz, chanoine à Metz, Adalbéron est élu archevêque en 969. Prélat remarquable, il réforme son diocèse. D’origine lorraine, il devient (sous l’influence de Gerbert ? ) partisan de l’Empire restauré en 962. En 985, il tente de déjouer la tentative du roi Lothaire pour s’emparer de la Lorraine, enjeu permanent entre France et Germanie. Accusé de trahison, il parvient à se justifier. Mais le nouveau roi Louis V le poursuit de sa vindicte et le traduit le 18 juin 987 devant une assemblée réunie à Compiègne. Après la mort du roi, la présidence de l’assemblée passe à Hugues Capet, duc de France, le + important personnage du royaume après le roi ; Hugues obtient facilement la disculpation d’Adalbéron qui joue un rôle de premier plan dans la suite des événements.
A son initiative relayant celle du duc, l’assemblée de Compiègne décide de s’ajourner pour se réunir plus tard à Senlis, afin de procéder à la désignation du nouveau roi.
4- Explication
· Le texte est un discours construit selon les règles de la rhétorique classique ; son argumentation fournit l’axe de l’explication, à condition de regrouper les éléments dispersés ou répétitifs.
· Une question préalable est celle de l’authenticité d’un discours retranscrit au style direct. F.Lot n’y voyait que le “ développement oratoire d’un moine lettré ”. Mais Richer a pu recueillir des informations circulant dans le clergé rémois ; si les idées développées sont moins celle d’Adalbéron que les siennes, elles sont révélatrices de l’image que les contemporains gardaient de l’épisode => texte témoigne plus de la vision de la royauté qu’avaient les hommes de la fin du X° siècle que de la réalité de l’élection d’Hugues :
· hérédité ou élection ? le choix du roi ;
· la gloire de Hugues Capet
· souci de l’intérêt public et défense des intérêts privés ;
· les mobiles d’Adalbéron et le sens de sa victoire.
I- Le choix du roi : hérédité ou élection ?
1- Le cadre
· L’assemblée se réunit à Senlis dans les derniers jours de juin ; donc sur le territoire du duc des Francs. C’est avec son autorisation qu’Adalbéron prend la parole.
· “ cour plénière ” suggère que l’assemblée est au complet, que sont donc tous présents tous ceux qui constituent la “ cour ” du roi, les princes, ses vassaux, et les prélats titulaires d’évêchés royaux.
· “ Grands ” = les vassaux directs du roi, tous ceux qui au nom de leur fidélité, peuvent prétendre à une part du gouvernement du royaume. Quant au mot Gaule, outre son caractère archaïsant, c’est le seul dont l’acception géographique s’étende à l’ensemble du royaume. (Francia, France, est beaucoup plus restrictif).
· Le serment prêté par les grands reste obscur ; ou il sert à identifier la catégorie des grands (ceux qui, en échange de leur principauté tenue du roi, ont prêté serment), ou il a une signification immédiate (les grands présents à Compiègne ont-ils juré de ne rien entreprendre au sujet de l’élection du roi avant la réunion de Senlis ?)
· En revanche, Adalbéron a bien préparé la réunion. Quand il prend la parole, il semble moins donner son avis personnel que résumer l’opinion générale (“ extraire de l’ensemble des opinions… un résumé du sentiment général)=> élection doit d’abord se fonder sur un consensus (procédure rejoint celle des plaids carolingiens de la fin du IX°).
2- la naissance et l'électiion :
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la succession royale, la naissance est une condition primordiale et souvent suffisante ; elle remonte à l’obligation faite aux Francs par Etienne II en 754 de ne jamais choisir un roi hors de la descendance de Pépin ; le problème ne se pose en 987 que parce que Louis est mort “ sans laisser d’enfants ”.
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Mais précisément, certains prétendent faire remonter cette légitimité à la génération antérieure ; Charles de Lorraine, oncle du roi défunt, a droit au trône “ parce que ses parents le lui ont transmis ” ; il est vrai que l’hérédité fait de tous les enfants mâles les co -héritiers du roi défunt et que c’est injustement que Charles a été écarté en 954 ; d’après les règles de l’hérédité, il est en 987 l’héritier légitime. Adalbéron doit donc démontrer que l’hérédité ne suffit pas.
· “ Le trône ne s’acquiert pas par droit héréditaire ” : l’affirmation est péremptoire et partiellement contradictoire avec le début du propos. Pour Adalbéron, l’hérédité donne un certain avantage, mais le fils du roi défunt ne peut s’en prévaloir s’il ne réunit pas les qualités nécessaires à l’exercice de la royauté : noblesse, sagesse, honneur et générosité… et c’est la reconnaissance de ces qualités qui fonde le choix du roi.
· Homme d’Eglise, Adalbéron privilégie un mode de recrutement, l’élection, qui est celui de l’épiscopat. Partisan de l’Empire, il fait de l’acclamation le signe de la reconnaissance divine. Seule élection permet à Dieu de guider vers le choix du meilleur.
· L’histoire fournit une claire illustration du propos. L’hérédité ne désigne pas toujours le meilleur, puisque des “ empereurs de race illustre ” ont été déposés “ à cause de leur lâcheté ”. Adalbéron pense-t-il à Louis le Pieux déposé par ses fils ? à Charles le Gros déposé en 887 ? assimile-t-il empereur à Carolingien et pense-t-il à des précédents dans le royaume de France (emprisonnement de Charles le Simple) ?
· Il sait toutefois que ces arguments juridiques et historiques ne peuvent emporter l’adhésion ; ils se heurtent au très fort sentiment de légitimisme carolingien qui a ramené au pouvoir, en 898 et en 936, les descendants de Charlemagne. Il faut donc trouver des arguments plus concrets et irréfutables.
II- La gloire de Hugues Capet
Adalbéron passe en revue les mérites des deux candidats possibles, de manière à en exalter un aux dépens de l’autre=> ancrage dans le présent.
1- L’indignité de Charles
· Adalbéron s’ingénie à démontrer que les droits acquis par l’hérédité et qui confèrent une certaine prééminence, Charles les abolit lui-même par son comportement ; sa “ déchéance ” résulte de sa “ faute ”.
· pas d’honneur, indolence : Charles est en Lorraine et ne s’intéresse pas au royaume auquel il prétend ;
· servi sous les ordres d’un prince étranger ; duc de Basse - Lorraine, il est depuis 977 vassal de l’empereur ;
· s’est mésallié en épousant Adélaïde, fille d’un arrière-vassal du duc de France, Herbert de Troyes, mais à nuancer, car Herbert est de sang carolingien pur (descendant direct de Pépin d’Italie = famille de Vermandois).=> apparition de nouvelles règles de positionnement des individus dans la société : un Carolingien vassal apparaît inférieur à un non-carolingien duc ou prince.
2- La grandeur du duc
· Ayant retrouvé en 960 le titre de duc des Francs, il est maître de la principauté de France, dont le territoire compris entre Orléans, Paris et Senlis constitue le centre de gravité ; seigneur féodal des seigneurs de la région, il possède une dizaine de comtés (Paris, Senlis, Dreux, Orléans…) et l’abbatiat laïc de plusieurs abbayes (dont Saint-Martin de Tours, d’où il tire son surnom de Capet). Marié à Adélaïde, fille du duc d’Aquitaine, il est uni par des liens familiaux aux autres princes du royaume. Vis-à-vis des derniers rois carolingiens, son attitude varie du soutien à l’affrontement ; en 983, il s’oppose aux tentatives de Lothaire sur la Lorraine et se rapproche de l’empereur. Il est le véritable maître du royaume, ce que Gerbert reconnaît en 985 : “ le roi de fait, c’est Hugues. ” ; jusqu’en 987, il se préoccupe de développer sa principauté et soutient la réforme clunisienne. Il ne manifeste aucune velléité de s’emparer de la couronne.
ð Peut -être perçoit-il la force du légitimisme carolingien ? Aussi Adalbéron va-t-il en son nom développer une troisième série d’arguments.
III- Le service de l’Etat et la défense des intérêts particuliers
1- Le bonheur de l’Etat
· Dans le royaume éclaté en principautés autonomes, l’idée de l’intérêt public n’a pas disparu ; du moins Adalbéron-Richer estime-t-il que les grands réunis à Senlis y restent sensibles (serait à discuter, car le Xème siècle est particulièrement marqué par la confusion du public et du privé) ; il affirme avec force que les relations particulières (inimitié envers le duc, affection pour Charles) doivent céder devant l’intérêt commun, et il appuie son appel de l’évocation d’une alternative apocalyptique (bon…méchant, prospérité…malheur) et manichéenne (lumière…ténèbres) ; le châtiment divin lui-même menace ceux qui emprunteraient la voie du malheur. Il est possible que cette belle envolée rhétorique et ces réminiscences classicisantes soient à mettre au crédit de Richer, mais il est vraisemblable que les princes et les évêques réunis à Senlis gardaient en l’esprit l’image d’un roi garant de l’ordre et de la justice… Néanmoins, tout ce discours sur l'Etat et le bien public est largement à mettre au crédit des milieux ecclésiastiques, mais ne trouve que peu d'échos chez les princes du Xème siècle, sinon sur un point : le roi doit respecter les équilibres entre les princes et ne pas utiliser la royautépour accroître sa propre principauté.
2- La richesse du duc
· Cet appel à l’intérêt public risque d’être d’autant plus efficace que Hugues est capable de satisfaire les intérêts particuliers. Adalbéron achève son discours sur l’éloge de la puissance et la richesse du duc ; c’est l’image du père, du patron, du protecteur qu’il laisse à son auditoire ; c’est bien en définitive la perspective de fructueuses relations bilatérales qui doit emporter la décision des électeurs.
3- L’élection de Hugues
· Le discours entraîne une adhésion unanime.
· Le duc de France est porté sur le trône, vieux rite d’élévation signifiant la reconnaissance d’un pouvoir, puis couronné le 1er juin à Noyon. Le sacre interviendra seulement le 3 juillet à Reims.
· La mention par Richer de tous les peuples qui élisent le nouveau roi mérite d’être relevée, même si on peut s’interroger sur l’opportunité de certains noms (Espagnols = Catalans ?) ; elle exprime la réalité d’un royaume déjà féodal, où le roi apparaît comme le fédérateur de principautés ou de nations “ autonomes ”.
5- Intérêt du texte
· L’apparition d’une théorie de la monarchie élective (même si Adalbéron n’est pas l’auteur d’un discours qui doit beaucoup à la culture classique de Richer).
· Mais surtout la valeur symbolique- et paradoxale- de la date : l’avènement de la dynastie capétienne. Moins de 6 mois après son élection, Hugues Capet, en associant au pouvoir et en faisant sacrer son fils aîné Robert, rétablit les conditions d’une nouvelle hérédité.
· Mais au moment même, c’est un non-événement : Hugues Capet n’est pas perçu par les contemporains comme le premier capétien mais comme le 4° Robertiens. Son élection ne provoque pas de rupture politique majeure.
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Le règne de Louis IV d’Outre Mer
21/02/2007 00:46
Introduction :
Une simple analyse des surnoms accolés au prénom Charles, emblématique de la dynastie carolingienne, permet de saisir sa lente perte de prestige de 800 à 987 : à Charles le Grand, succèdent le Chauve, le Gros, le Simple (= + ou – l’idiot) et enfin Charles de Basse-Lorraine, titre ducal de celui qui ne régna pas.
La mort de Charles le Chauve en 877, puis la disparition précoce de ses héritiers, la déposition enfin de Charles le Gros ont hâté l’effondrement du pouvoir royal en Francie occidentale. Le règne de Eudes, premier roi non carolingien depuis 751, voit l’émancipation des plus puissants aristocrates, en particulier hors de la zone entre Loire et Meuse qui avait constitué le cœur du royaume de Charles. En Aquitaine et en Bretagne d’abord, puis très vite en Flandre et en Bourgogne, les comtes les plus puissants, qui se qualifient de marquis pour souligner leur rôle dans la défense du royaume contre les Vikings et s’arrogent des titulatures de type royal (« par la grâce de Dieu seigneur comte »), commencent à rassembler comtés, évêchés et abbayes, à exercer la totalité du ban et une autorité publique que n’assume plus une roi lointain et trop occupé à défendre les cités de la Seine et de la Loire contre des pirates scandinaves qui se muent en envahisseurs.
Elevé au trône par le choix et avec l’accord de ces grands du royaume, Charles le Simple (899-923), dernier fils de Louis le Bègue que son jeune âge avait d’abord disqualifié à la mort de ses frères, cherche à restaurer le pouvoir royal, en réglant le problème des invasions normandes (traité de Saint-Cler-Sur-Epte, 911) et en réaffirmant son droit de protection sur les églises. Mais sa tentative de redonner une base territoriale à la royauté, en particulier en réoccupant la Lorraine, inquiète les grands qui se réunissent autour du frère d’Eudes, Robert. Déposé en 922, puis à nouveau en 923, Charles le Simple finit sa vie misérablement dans les geôles du comte de Vermandois, tandis que sa couronne devient objet de marchandage entre les grands. La Neustrie à son tour est partagée entre ces puissants. [Toute cette partie est, pour des raisons pédagogiques, plus développée qu’il ne le faudrait dans une dissertation normale, qui devrait se limiter à rappeler l’affaiblissement du pouvoir royal entre 877 et 936]
Lorsqu’il est sacré roi le 19 juin 936, Louis IV, le fils de Charles le Simple, hérite donc d’une royauté affaiblie, disqualifiée, privée de sa dernière base territoriale par la remise de la Lorraine au roi de Germanie en 935. Comment pouvait-il régner dans ces conditions ? Le règne (regnum, regimen) avait en effet été, aux VIIIème et IXème siècles, le propre du roi carolingien qui exerçait un pouvoir quasi absolu sur le royaume des Francs unis autour de sa personne. Isolé, privé de terres et de fidèles, Louis IV était bien loin de pouvoir prétendre à ce pouvoir. Dans la plus grande partie du royaume, ce règne n’a même plus d’autre réalité que celle du décompte du temps, qui se fait toujours selon « le règne du glorieux seigneur Louis, roi des Francs ». Pourtant, de son avènement en 936 à sa mort en 954, il a su jouer des querelles entre les grands pour libérer en espace suffisant pour être certes un petit roi, mais malgré tout un vrai roi.
Pbic : quels moyens Louis IV a-t-il utilisé pour s’imposer, ou au moins survivre aux attaques des grands ? Ce qui revient à se demander ce que signifiait régner au Xème siècle, et donc à comprendre pourquoi, malgré leur toute puissance, les grands ne peuvent se passer d’un roi.
[Observer passage d’une question descriptive à une interrogation posant véritablement problème].
Pour cela, il faut étudier l’état de la société et des rapports de force dans la première moitié du Xème siècle, traçant ainsi un tableau de la situation en 936, pour mieux comprendre comment, roi parmi les princes, Louis parvient à échapper à leur tutelle pour véritablement régner, ce qui lui a permis d’être un vrai roi reconnu par ses pairs.
I- Tableau de la situation en 936 : les rapports de force au moment de l’avènement de Louis IV.
A- Les princes, vrais maîtres du royaume.
1- Les princes, vrais maîtres du royaume.
2- Qu’est-ce qu’être roi en 936 ?
B- Une Eglise entre crise et réforme.
C- Le choix de Louis IV : la naissance et l’élection (v. texte).
II- Un roi parmi les princes : de la tutelle au règne.
A- Un roi sans royaume ?
Dépendance vis-à-vis des grands : v. texte.
B- Un roi sous tutelle : Hugues le Grand et Otton le Grand.
C- La capacité à utiliser les événements favorables : des périodes de règne effectif.
III- Un petit roi, mais un vrai roi, reconnu par les autres souverains européens.
A- La tentative de redonner une base territoriale et humaine à la royauté : la tentation lorraine et la débauche des fidèles des princes.
Pour édifier une base territoriale, Louis IV est face à deux options qui resteront celles de ses descendants jusqu’en 987 :
- reconquérir la Lorraine en utilisant les liens familiaux qu’y conservent les Carolingiens, au risque de se brouiller avec ses protecteurs ottoniens et de laisser le champ libre aux princes en Neustrie ;
- la conquérir aux dépends des princes territoriaux, en utilisant leurs querelles, au risque de ne plus être qu’un prince parmi les autres.
B- Les attributs du règne : palais, diplômes et voyages.
C- Un roi dans la famille des rois et des princes.
Intervention d’Otton s’explique :
- par le fait que Louis IV est son beau-frère.
- Par la nécessité de préserver les prérogatives royales afin d’éviter un précédent fâcheux qui aurait pu se répandre dans le reste de l’Europe (ne pas oublier qu’Otton lui-même est un roi élu).
Conclusion :
Pour Louis IV, régner consistait avant tout à maintenir une marge d’action minimale, mais nécessaire pour échapper à la tutelle des princes et au sort pathétique de son père. Il a su jouer sur les rivalités entre les grands, en particulier entre Hugues le Grand et Herbert de Vermandois, et préserver judicieusement l’amitié d’Otton le Grand pour gouverner effectivement l’espace entre Seine et Meuse. Mais ce royaume réel de Louis n’a plus beaucoup de rapport avec l’empire de Charlemagne, qu’Otton rénove deux ans avant sa mort. De plus, son décès prématuré remet en cause la plupart de ses acquis, redonnant l’avantage à Hugues le Grand. Roi entre les princes et l’empereur, Louis parvient tout de même à préserver l’essentiel : il restaure le prestige de la royauté et du sacre, garantissant la sécurité de ses descendants et préparant le chemin aux descendants d’Hugues qui, à partir de 987, se substitueront définitivement à la dynastie des Charles.
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La conquête de l’Angleterre (1066) d’après la « Tapisserie de Bayeux »
21/02/2007 00:22
Intro :
Document :
Une source iconographique très particulière que l’on a pu qualifier de « 1ère BD de l’histoire ». Elle associe des dessins à un texte qui raconte succinctement l’histoire illustrée par la broderie. = phylactère, ancêtre de la bulle. Elle détaille les événements clés de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066. L’original mesure 70 m de long pour une largeur de 50 cm. Elle est divisée en 70 panneaux portant chacun une scène distincte, qui ont ensuite été assemblés en une unique bande de tissu brodé. L’ensemble met en scène 626 personnages et, pour l’anecdote, 202 chevaux ou mules, 505 animaux de toute sorte, 37 édifices, quarante neuf arbres, qui sont une mine de renseignements sur le cadre de vie au XIème siècle.
Cette œuvre est improprement appelée « tapisserie de la reine Mathilde » pour deux raisons :
- ça n’est pas une tapisserie, mais une broderie qui devait servir à orner un dais.
- Elle n’a pas été fabriquée par la reine Mathilde et ses suivantes comme le veux la légende, mais par un atelier de spécialistes de Winchester (les broderies anglo-saxonnes étaient en effet très réputées dans tout l’occident dès le IXème siècle, et donnait lieu à une production proto-industrielle). Les variantes au sein de la grande unité de style de l’ensemble et le style anglo-saxon des frises de bordure soutiennent cette hypothèse.
Ces éléments, remettant en cause la légende traditionnelle selon laquelle Mathilde aurait elle-même brodé la tapisserie de Bayeux pour l’offrir en ex-voto à la cathédrale de cette ville posent le problème du commanditaire, de la date de fabrication de la broderie et des raisons de sa réalisation.
Parmi plusieurs hypothèses, celle qui rassemble le plus d’historien :
Commanditaire serait l’évêque Odon (ou Eudes) de Bayeux, demi-frère de Guillaume, qui devint évêque de Winchester après 1066 et était un proche conseiller de son frère. Elle dut donc être réalisé très vite après la conquête, et avant 1082, date de la mort d’Odon. Elle était destinée à orner la salle d’apparat du palais épiscopal de Bayeux, ce qui explique sa conservation dans cette ville. Elle était encore signalée dans le trésor cathédral dans un inventaire du XIVème siècle. On perd ensuite sa trace, et elle fut retrouvée dans un grenier au début du XIXème siècle, ce qui explique les incertitudes sur ses origines et son histoire.
ð une œuvre mystérieuse, mais remarquable par sa qualité, et très explicite dans ses motivations : justifier la conquête de l’Angleterre en 1066 par le duc Guillaume de Normandie en rappelant comment Edouard, le dernier roi anglo-saxon, avait fait de lui son héritier, et comment son beau-frère, l’etheling Harold Godwinson, avait juré au duc de respecter ses droits. Mais aussitôt Edouard mort, Harold se parjure et devient roi d’Angleterre, ce qui lui vaut d’être excommunié par le pape. Guillaume traverse alors la Manche avec une armée et défait Harold à Hastings, où il est tué par un jugement de Dieu. Guillaume devient alors légitimement roi.
ð Mais cette version officielle, celle des Normands, est la seule à être connue, du fait de la destruction par les envahisseurs des sources anglo-saxonnes. Or, on sait que la domination normande fut rejetée par une partie de la noblesse anglo-saxonne jusqu’à la fin du XIIème siècle (légende de Robin des Bois).
ð Une œuvre de propagande visant à justifier l’invasion et la domination normande en Angleterre en en rejetant la faute sur les Anglo-Saxons.
Que nous apprend cette œuvre sur les relations entre Normands et Anglo-Saxons avant 1066 ? Pourquoi insiste-t-elle sur le bon droit de Guillaume et la relative facilité de la conquête ?
I- Les relations entre les personnages.
II- La conquête.
III- La punition du parjure et le jugement de Dieu.
I- Les relations entre les personnages : liens familiaux et relations interpersonnelles.
Partie plus descriptive qui cherche à expliciter le document. 3 personnages en présence :
- le roi d’Angleterre Edouard Ier le Confesseur.
- Le duc de Normandie Guillaume II le Bâtard.
- L’etheling Harold Godwinson.
A- Le roi Edouard :
Images 1 et 3.
Image 1 = premier panneau de la tapisserie : Edouard est à l’origine de tout.
Il est figuré trônant, portant couronne et sceptre, (= attributs de la royauté) dans un bâtiment qui a les attributs d’une aula palatiale, lieu du pouvoir, dans in bâtiment dont les tours et les murailles indiquent que c’est un château. L’image insiste donc sur sa royauté et sa puissance : après plus d’un siècle de division et d’occupation danoise, Edouard a réalisé l’indépendance et l’unité du royaume des Anglo-saxons (en réalité, c’est le premier AS à le faire, mais le roi danois Cnut, dont Edouard descend par les femmes, avait déjà réunifié le royaume c. 1020).
A la gauche du roi apparaissant deux personnages qui lui parlent = des conseillers. Ils sont placés à gauche, côté néfaste : ce sont des mauvais conseillers. Celui qui est au premier plan est identifiable : c’est l’etheling Harold, son beau-frère. Le sens est clair pour un homme du XIème siècle : si Edouard a commis des erreurs, c’est poussé par de mauvais conseillers.
Mais Edouard n’est pas seulement un grand roi.
Image 3 : la mort d’Edouard. Sur son lit de mort, le roi s’entretient avec ses fidèles, ce qui sous-entend, du point de vu normand illustré ici, qu’il leur demande de respecter les droits de Guillaume à sa succession. Au registre inférieur, il apparaît mort : l’oreiller dessine comme une auréole autour de sa tête = origine de son surnom « le confesseur » (un confesseur est un saint qui est mort sans avoir subi le martyre) : même s’il n’a jamais été officiellement canonisé, Edouard est mort en réputation de sainteté et a longtemps été considéré comme un saint en Angleterre. Un des symboles de sa sainteté était sa chasteté, mais celle-ci avait un grand défaut pour un roi : il est mort sans héritier. Ce qui pose le problème de sa succession et de ses relations avec Guillaume et Harold.
Guillaume est l’oncle d’Edouard, dont la mère, Emma, était la fille du duc Richard II de Normandie, et donc la demi-sœur de Guillaume. Ce lien familial permet de créer la fiction d’une continuité de la royauté anglaise d’Edouard à Guillaume => le prénom Edouard est le seul nom de roi AS reprit par les rois anglo-normands. Le fils de Jean Sans Terre, 1er roi anglo-normand à porter ce nom au XIIIème siècle, est ainsi appelé Edouard II. Dans l’optique de la tapisserie, Edouard est donc à la fois le dernier roi anglo-saxon et le 1er ancêtre des rois anglo-normands.
Harold est le frère de la femme d’Edouard, son plus proche parent mâle en Angleterre et surtout un noble puissant et très populaire sur l’île en raison de ses victoires sur les Vikings.
Ces deux hommes peuvent donc présenter des revendications légitimes à la couronne anglaise.
B- Le duc Guillaume :
Image 2 et 4 : deux images distinctes et complémentaires de Guillaume.
Image 2 : - le prince trônant (Willelmus dux), portant le glaive de justice, symbole de son droit de ban sur son duché et porte un manteau de cérémonie d’inspiration royale. Il est entouré de personnages plus petits et en armure, qui sont ses chevaliers + un autre, lui aussi assis sur un trône : son beau-père le comte de Flandre (père de la reine Mathilde = l’un des arguments des tenants de la fabrication par la reine) => expression de sa puissance, exprimée par son rang, ses vassaux et ses relations familiales avec d’autres puissants. Guillaume est l’un des princes qui tiennent le mieux leur principauté, ce qui est lié aux conditions de son avènement : fils illégitime de Richard II, il s’est imposé par la force et a du lutter contre plusieurs révoltes => s’appuie sur l’église qu’il organise (fin de la christianisation des Normands) et sur un réseau dense de fidèles qu’il place aux postes clés.
Image 4 : - le chevalier en arme menant son armée au combat : il est monté sur un cheval racé (remarquer trait différent des autres, plus soigné, + couleur unie, pure) qui marque son rang et sa richesse.
La représentation de Guillaume correspond à un code figuratif précis : bien qu’il soit déjà âgé de presque 50 ans en 1066 (il est duc depuis 1035), il apparaît jeune. Ses cheveux sont blonds (couleur positive), son visage présente des traits fins, réguliers, calmes et légèrement souriant. Dans l’image 4, cela donne l’impression d’un homme loyal, sage et prudent qui ne craint pas le danger = bon chevalier.
Dans l’image 2, cela donne à son apparence un air franc, serein et majestueux (qualités royales).
ð point de vue positif sur Guillaume, véritable héros de l’histoire, qui gomme ses soucis de légitimité, aussi bien en Angleterre qu’en Normandie, pour mettre en avant des qualités royales qu’il possède avant même son action au trône et le destine à la couronne.
Prétendant probable à la couronne d’Angleterre, Guillaume entretient donc des liens outre-manche dès avant la mort d’Edouard, en particulier avec Harold (im. 2).
C- L’etheling Harold :
Im. 1, 2, 3 et 5.
Sa figuration correspond à un code inverse par rapport à celle de Guillaume : quand Guillaume est en manteau sombre et habit clair (ce qui montre qu’il est extérieurement sévère, mais bon et juste à l’intérieur), Harold apparaît au contraire en manteau clair et vêtements sombres, ce qui signifie qu’il a une bonne apparence, mais est en réalité mauvais et fourbe.
Harold est petit (im. 1), ses cheveux sont bruns (couleur néfaste). Sur les images 1 et 2, il porte une manteau jaune = manteau de Judas, symbole de traîtrise.
Son profil est dur, son visage toujours déformé par un rictus, ses jambes sont torses + air de vaine fierté quand il reçoit la couronne (il a l’air vaniteux du parvenu, pas l’attitude majestueuse d’un roi).
ð il est le méchant de l’histoire et en a tous les attributs.
La manière dont la broderie met en scène ces deux protagonistes annonce leur inévitable confrontation. L’accession d’Harold au trône va donc provoquer l’intervention normande outre-manche.
II- La conquête : motifs, moyens, réalisation.
A- Les motifs de la conquête :
Image 2 : anecdote qui n’est rapportée que par les sources normandes (donc mal assurée) : au début des années 1060, Harold fut envoyé en ambassade en Normandie par Edouard pour informer Guillaume qu’il a fait de lui son héritier (im. 1). Il fit naufrage et échoua en Ponthieu (région d’Abbeville), où le comte local le captura. Le Ponthieu étant à la limite entre le duché de Normandie et le comté de Flandre, Guy de Ponthieu subit la pression de Guillaume et de son beau-père et livra finalement Harold au duc. Libéré par Guillaume, Harold devint son obligé. Guillaume exigea alors de lui de renoncer publiquement à la couronne anglaise et de garantir ses propres droits par un serment public = serment de l’image 2 (« ici Harold fait un serment au duc Guillaume »).
Im. 3 : son accession à la royauté rappelle quand même qu’il était le plus puissant etheling (grande, prince) d’Angleterre, propriétaire d’immenses territoires dans toute l’Angleterre, et en outre, le plus proche parent et conseiller d’Edouard. Il apparaissait donc comme le plus à même de lui succéder, et dès le lendemain de la mort d’Edouard (5 janvier 1066), les nobles AS l’élisent roi. Or, curieusement, l’artisan qui a réalisé la broderie l’a représenté lors de son élection portant une hache, arme non noble par excellence, et même barbare.
ð sous-entend qu’il est devenu roi contre le droit, par un coup de force.
B- Un témoignage sur l’art de la guerre au XIème siècle :
Im. 4 : navires : flotte construite pour l’occasion à Caen. Type de navire proche de celui des knørr scandinave, qui rappelle que les Normands sont des Vikings installés sur la basse vallée de la scène depuis à peine 150 ans.
ð flotte légère, maniable et efficace qui permet une traversée rapide et débarquement surprise (NB : dernière invasion de l’Angleterre réussie)
Edouard meurt le 5 janvier 1066, la flotte quitte l’embouchure de la Seine le 27 septembre et accoste en Angleterre le 1er octobre.
Im. 4, 5 et 6 : équipement militaire : côte de mailles longue couvrant tout le corps (haubert), casque conique à nasal + capuche de maille (évolution vers le heaume intégral), écus décorés tous semblables chez les Normands (Im. 4) (facilite identification dans la bataille) + étendard (Im. 6) = insigne de ralliement et de commandement. Au contraire, les Saxons ont des écus tous différents. Remarquez que les écus de cavaliers sont plus grands, avec la pointe descendant le long des jambes pour couvrir les jambes.
Armes offensives : AS : épées, arcs et flèches, javelots, hâches.
Normands : épées, lances (cavaliers) arcs et flèches (fantassins).
Im. 5-6 : Techniques de combat : La bataille représentée est la bataille de Hastings qui eut lieu le 14 octobre 1066. Elle mit au prise les Normands, qui après leur débarquement s’étaient rassemblés près de ce port du Sussex, et les AS revenus à marche forcée du Nord du royaume où Harold avait vaincu une attaque norvégienne à Stamford Bridge le 23 septembre.
La Broderie montre bien la différence entre les Normands qui combattent à cheval (à gauche) et les AS qui sont fantassins (cf. image 6 à droite : un cavalier qui fuit : les AS utilisent la vieille méthode de combat tombée depuis longtemps en désuétude sur le Continent qui consiste à venir à la bataille et d’en repartir à cheval, mais à combattre à pieds).
Im. 5 : charge de cavalerie contre les fantassins formés en carré. On voit de plus des flèches qui traversent le ciel = préparation de la charge par un tir de flèches qui désorganise la formation ennemie. La technique de la charge de chevalerie est encore en cours d’élaboration : les cavaliers porte la lance au tiers du manche, pour porter des coups de bas en haut sur l’ennemi, et pas encore fixée à l’épaule pour renverser l’ennemi.
C- Le résultat de la bataille d’Hastings :
Les charges de la cavalerie normande balayèrent l’infanterie saxonne qui fut taillée en pièce (cf. frise inférieure), mais les derniers survivants combattirent avec acharnement autour d’Harold.
Im. 6 : mort d’Harold, frappé par une flèche dans l’œil, sur le champ de bataille, à côté de son porte étendard. -> signal de la débandade. (cavalier partant dans l’autre sens).
15 jours plus tard, Guillaume entrait dans Londres sans résistance et s’y faisait couronner.
Mais cette bataille et sa représentation posent deux problèmes :
- pourquoi Guillaume attend-il les AS sur le littoral alors qu’avec l’effet de surprise et l’absence d’Harold, il aurait pu marcher sur Londres et s’en emparer avant le retour du roi ?
- pourquoi une telle insistance sur le massacre et la fuite de l’armée AS, peu conforme à la morale chrétienne dans une œuvre commandée par un évêque ?
III- La punition du parjure et le jugement de Dieu.
Pour comprendre l’enchaînement des faits, il faut revenir à l’image 2 : en devenant roi, Harold a rompu le serment juré, ce qui a entraîné la punition divine et la victoire de Guillaume qui était dans son bon droit. Guillaume est donc l’élu de Dieu (et le premier roi d’Angleterre sacré).
A – Le serment, engagement envers les hommes et envers Dieu :
Im. 2 : cérémonie à la fois :
- solennelle et publique : le public est symbolisé par les personnages qui se tiennent auprès de Guillaume et qui sont ses témoins, dont certains sont de grands personnages, comme son beau-père le comte de Flandre.
- religieuse : croix et ostensoirs sur les frises.
Harold étend les mains sur deux châsses (coffrets à reliques), cette précaution permet de s’assurer qu’il ne fait pas un signe qui annulerait le serment avec une de ses mains.
Les châsses contiennent des reliques de saints, qui sont eux aussi pris à témoins. Or les saints intercèdent pour les hommes auprès de Dieu. Par leur intermédiaire, le serment est donc prêté devant Dieu lui-même. Dès lors, c’est un engagement sacré et inviolable. Le rompre est un blasphème (crime contre Dieu).
Guillaume tend la main vers Harold = il lui dicte les paroles du serment, qu’Harold répète. C’est la procédure habituelle, mais on peut sans doute reconnaître derrière ce détail un aveux du caractère forcé du serment d’Harold, ce que les Normands refusaient d’admettre, puisque cela l’aurait annulé (version donnée par l’ASC, la seule source AS qui ait survécu).
Mais certains détails montrent déjà la mauvaise foi d’Harold :
- son visage est déformé par un rictus qui montre sa mauvaise volonté.
- la main droite n’est pas complètement tendue, il croise les doigts.
- le chevalier à l’arrière plan le désigne avec inquiétude.
=> la tapisserie accuse Harold d’un double crime :
- en devenant roi, il s’est parjuré (im. 3)
- mais en plus, dès le jour du serment, il a menti et juré une promesse qu’il savait ne pas tenir.
=> double parjure qui entraîne punition.
B- Une guerre menée contre un parjure excommunié :
Im. 5-6 et en particulier Frise inférieure : La bataille de Hastings a un caractère particulier au XIème siècle, car c’est une bataille où l’on tue, alors que l’habitude, à l’époque, est de capturer pour rançonner.
=> caractère inexpiable de cette guerre qui est menée contre un parjure excommunié par le pape à la demande de Guillaume en mai 1066 et le peuple qui le soutient.
=> la faute d’Harold retombe sur tous les AS.
D- Guillaume, l’élu de Dieu :
Réponse aux deux questions supra :
- choix délibéré de provoquer Harold en bataille de champ (très rare) car une telle bataille constitue un jugement de Dieu. De plus, le rapport stratégique entre les Normands qui avait eu deux semaines pour se reposer de leur traversée et les AS revenus à marche forcée du nord du pays lui laissait espérer une large victoire. Par la mort d’Harold et la déroute de l’armée AS, Dieu manifeste que Guillaume est dans son droit et qu’il est le souverain légitime de l’Angleterre.
- Le massacre des AS est le symbole d’une « translatio regni » : le temps des AS est révolu, à cause de leur péché de parjure, ils ont perdu leur titre à dominer l’Angleterre, et les Normands doivent prendre leur place.
ð ces deux éléments s’intègrent dans la propagande royale de Guillaume et de son entourage qui vise à justifier la conquête et à minimiser les résistances ultérieures de la noblesse AS.
Conclusion :
La Tapisserie de Bayeux mérite donc bien ce nom plutôt que celui de Broderie de Winchester, car elle est d’inspiration totalement normande. En mettant en scène une victoire totale et écrasante voulue par Dieu, elle justifie le changement dynastique en Angleterre et la domination très dure que la noblesse normande fit peser sur les populations AS, symbolisée par le Domesday Book. Œuvre de propagande au service du nouveau pouvoir, la Broderie de Bayeux n’en reste pas moins un témoignage unique sur les rites et usages des hommes du XIème siècle, leur mentalité, et l’art de la guerre durant le 1er âge féodal. Elle marqua surtout l’imaginaire des conquérants ultérieurs, en particulier de Napoléon, contemporain de sa redécouverte, par sa narration d’un exploit devenu entre temps impossible : la conquête de l’Angleterre.
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